Deborah Kerr et Burt Lancaster dans FROM HERE TO ETERNITY (Tant
quil y aura des hommes) de Fred Zinemann d’après le célèbre roman de
James Jones, adapté et dialogué par Daniel Taradash. Les autres interprètes
sent Montgomery Clift, Donna Reed et Frank Sinatra {Columbia).
, REVUE MENSUELLE DU C/NÊM A ET DU TÉL6 CINÉMA
146, CHAMPS-ÉLYSÉES, PARIS (8 e ) - ÉLYSÉES 05-38
RÉDACTEURS EN CHEF : A. BAZIN, J.DONlOL-VALCROZE ET LO DUCA
DIRECTEUR-GÉRANT : L. KEIGEL
TOME VI MARS 1954 N° 33
SOMMAIRE
A propos du cinéma Italien
Henri Langlois.. «
Maria Adrïana Prolo
Nino Frank ............
Cesare Zavattîni .... « ...
Philippe DemonsabJon .,..
André Bazin. ......
Destin du Cinéma Italien . .,...
Naissance d'un musée ...............
L'Exposition Italienne à la cinémathèque
Thèses sur le Néo-Réalisme ...
Note sur Viscontî ,, *...
Note sur De Sica ....
3
18
21
24
32
36
J. D.-V.
XXX..
Chronique de la F.F.C.C...
*
Petit journal Intime du cinéma
Les Trois Journées de la C.C.T.y,
Mercî t Monsieur Zavattîni ...
40
44
52
LES FILMS :
Philippe Demonsablon ... .
Philippe Demonsablon .. * .
Nino Frank
★
La conjuration (Ruby Genfry) . 54
Çui naquit à Newgcte... (La vie de O'Haru, femme ,
galante) ..... 57
★ !
Livres et Revues de Cinéma italiens .... 60
Nous nous excusons d'étre obligés de reporter à notre prochain numéro la suite de l'article
de Barthélémy Amengual, L'Etrange Comique de Monsieur Tari.
DESTIN DU CINEMA ITALIEN
par Henri Langlois
A deux reprises, dans les années 10 et 40, le Cinéma Italien a joué un rôle déter¬
minant. <?
Lorsqu’en 1946, les fortes personnalités d’Amidei et de Rossellini imposèrent
Rome , Ville ouverte le Cinéma Italien paru sortir du néant.
Il en fut exactement de même 30 ans auparavant.
En 1906, le Cinéma existait depuis près de 10 ans. Son évolution, qui nous paraît
aujourd’hui avoir suivi alors un cours presque insensible, avait été en réalité marquée
par des découvertes, des révolutions, des étapes- beaucoup moins nuancées, beau¬
coup plus différenciées, plus évidentes que ne peuvent être à nos yeux celles de ces
dernières vingt années de cinématographie.
Pour un contemporain, avoir vu l’image animée sortir de la boîte des Kiae-
toscopes et se poser sur l’écran, avoir vu la photographie animée de Louis Lumière
devenir magie animée.grâce à Méliès, avoir vu le spectacle du Grand Gafé devenir
celui du Théâtre Robert Houdin, avoir vu les films passer de la Foire dans les salles
de spectacles spécialisées, l’avoir vu passer de 20 m. à 30 m., puis à 150 et à 300,
avoir assisté à la transformation des terrains vagues des premières prises de vues en
plein air en studios, à l’écran géant, au cinéma parlant, au Cyclorama de l’Expo¬
sition 1900, avoir vu les premières caméras et les premiers films stéréoscopiques,
les premiers essais de réduction et d’agrandissement de l’image par l’anamorphose,
tout cela en quatre ans tenait déjà du prodige.
Mais que dire de ce qui suivit : Le Voyage dam la Lime de Mélîès, La Grande Pas¬
sion de Zecca et Nonguet, The Gréai Train Robbery de Porter, les films poursuites et
le réalisme fantastique des films Pathé, le naturalisme et l’esprit des films Gaumont,
la découverte du gros plan par les Anglais, du dessin animé par les U. S. A. et de
tous les trucages par Méïiès ?
Autant de bonds en avant, autant d’émotions nouvelles pour qui croyait déjà
au Cinéma.
Un homme a su mieux que personne définir cette première période expéri¬
mentale du Cinéma qu’il a qualifiée de métaphysique, Salvador Dali, dans sa préface
de Babaouo, et c’est ce même homme, au même moment, dans le même livre, qui
a su, à une époque qui lui était particulièrement opposée et hostile, trouver les
phrases les plus éloquentes sur le Cinéma Italien dont il ne connaissait pourtant
qu’un des aspects.
Quels qu’en soient les motifs, ce n’est pas un hasard car enfin il était normal
que l’homme qui élève la voix le premier en faveur du Cinéma Italien fût le même
dont la définition du Cinéma primitif allait s’avérer être celle de l’Histoire.
En 1906, quand Alberini tourna La Prise de Rome le Cinéma Italien ne sortait
pas du néant, pas plus que le Cinéma Italien des années 40. IL était porté par toute
une tradition qu’il s’était assimilé et dont il allait être la fleur.
Comme le Cinéma Français de notre première avant-garde, il s’explique par
l’acquis d’une culture cinématographique qui le fait "bénéficier d’efforts qui avaient
épuisés les promoteurs.
3
En igo6, le Cinéma en France, aux U. S. A., en Angleterre, a nécessité tant
d’inventions, tant de génie créateur, a brûlé tant d’étapes, a couru si vite, a grandi
si vite, qu’il doit s’asseoir.
Bien sûr tout cela nous est à peine perceptible, deux années à peine séparent
1906 de VAssassinat du Duc de Guise en France, et des débuts de Griffith aux U. S, A.
deux années pleines de chefs-d’œuvre, car s’asseoir signifie digérer, répéter, donc
réfléchir, mais ces deux aimées, qui comptent si peu à nos yeux, sont capitales et
comptent terriblement alors.
Il y a un vide, et ce vide doit être comblé. Ce fut l’heure de l’Italie.
C’est ainsi qu’à trente ans de distance, à deux reprises^ le Cinéma Italien connut
un destin parallèle.
En 1940, le Cinéma Français est, à son tour, après le Cinéma Allemand,
condamné à rnort sous prétexte de sollicitude. Les œuvres de Renoir, de Carné-
Prévert, de Duvivier qu’on n’avait que châtrées sont interdites sous prétexte qu’elles
démoralisent la nation et c’est la fin brutale de cette grande étape du réalisme natu-
raliste qui avait permis au Cinéma Français des armées 30 de s’imposer au monde
et de combler le vide laissé en Europe par l’étranglement du Cinéma Allemand.
Presqu’au même moment, Hollywood capitulait à son tour. En 1941, l’arrivée
d’Orson Welles et Citizen Kane marquait la fin de ce cinéma vivant des dernières
années 30 en pleine renaissance, où les chefs-d’œuvre succédaient aux chefs-d’œuvre.
Le Cinéma Soviétique, à son tour, était bouleversé par l’invasion à l’heure où il
venait de trouver la formule et se dégager des souvenirs épuisants qui avaient mar¬
qué l’aboutissement de l’art muet.
Nous attendions une suite à La Règle du Jeu , au Jour se Lève, à Seuls les Anges
ont des Ailes , à la trilogie de Gorki et nous n’avions plus rien.
Tout cela est alors insensible car le monde est quasi, désœuvré mais quelle
surprise, quel désarroi à la libération de l’Europe, à l’ouverture des frontières, aux
. premiers contacts. Nous avons vécu dans l’espoir de nouveaux Stage Coach et l’Amé¬
rique venait chercher chez nous un nouveau Quai des Brumes , une nouvelle Grande
Illusion et, de part et d’autre, nous n’avions à montrer que le formalisme d’œuvres
qui ne cherchaient plus leur inspiration dans la vie mais dans la littérature et les
souvenirs cinématographiques.
Il faut avoir considéré ce vide avec des yeux ouverts, des yeux sans préjugés,
pour comprendre l’importance historique du Cinéma Italien.
Il surgit dans ce vide, le comble, achève une période en la renouvelant. Nous,
l’Europe, cherchant à Hollywood les suites des grands John Ford et l’Amérique, à
Paris, celles des grands Renoir, et c’est Rome qui répondit en envoyant Pais a, Seins -
cia, Il Sole Sorge Angora , Il Bandito, La Nuit porte conseil .
Ces années sont à îa fois l’aboutissement de toute une période mondiale du
Cinéma élaboré hors d’Italie et le résultat de trois années de recherches, de décou¬
vertes, d’essais entrepris sur place et inconnus à l’étranger.
Le Cinéma Italien ne sortait donc pas du néant, mais à la fois de lui-même et
d’un effort mondial qui l’avait précédé et qui lui avait permis, après une courte
période d’adaptation, de brûler les étapes et de surclasser tout.
Il en fut de même jadis.
Le film d’Alberini, apparemment sans plus d’importance que les Roses Ecarlates
et les Navire blanc , ouvre une nouvelle ère dans l’Histoire du Cinéma mondial,
celle de son adolescence.
N’ayant aucune expérience, le Cinéma Italien des années 1906-7-8 et 9 va
pouvoir s’assimiler toutes les découvertes de la France, de la Grande-Bretagne,
des U. S. A,, sans épuiser son génie créateur.
N’ayant aucune tradition, aucun préjugé acquis, ayant appris le métier d’abord,
en regardant les films des autres sans être importunés ou gênés par les recettes du
métier, les metteurs en scène italiens des années qui précédèrent la première guerre
mondiale, approcheront de la caméra avec des yeux d’hommes adaptés à son art,
4
Caiim Julius Cœsai' d’Enrico Guazzoni (1914);
à ses découvertes, éduqués par l’effort des autres sans en être gênés par les routines,
Paris est alors encore la capitale ou Cinéma forain, Pathé, Gaumont, sont déjà
des entreprises industrielles importantes, en pleine transformation, mais fortement
marquées par leur passé, avec l’étroitesse de vue ;d’un artisanat trop arbitraire¬
ment lié à l’origine au commerce des vieux chiffons.
A Turin et dans toute Pltalie, le cinéma est également un art artisanal, niais ses
artisans sont déjà ceux d’un commerce plus évolué. Le cinéma a 13 ans en France
quand va s’opérer la révolutions qui marquera la naissance du système de location
directe et la fin de la période foraine. Il n’en a que trois en Italie et, à Turin, puis à
Rome, quand le cinéma va prendre très vite l’aspect d’un cinéma industriel.
En 1914, les Studios de l’Ambrosio et de Fit al a préfigurent déjà ceux d’Hol¬
lywood et de Babelsberg avec leur atelier de décors, leurs magasins, leurs menuiseries,
leurs grands terrains destinés aux extérieurs, leurs ateliers de montage, de tirages, etc.
Sans doute tout cela existe aussi chez Pathé, Gaumont, et même chez Méfies,
mais avec quelle autre largeur de vue, quelle ampleur de moyens, inconnus chez
Pathé et chez Gaumont et qui auraient été celles de Méliès s’il n’était pas l’homme
du cinéma primitif des années 95. .
A l’Ambrosio, des tuyaux laissent couler, l’été, le long des vitrages, des nappes
d’eau glacée pour climatiser le studio.
A PItala, le studio a été bâti en fonction d’un emplacement choisi pour per¬
mettre d’y avoir à la fois des espaces plats et accidentés. 11 est suffisamment spacieux
pour permettre d’y faire entrer sous tous les angles un choix de paysages variés,
d’y jouer à la fois des arbres et des toits de la ville.
Dans ces Studios, des plate-formes mobiles montent et descendent les décors
tout construits. On utilise des matériaux industriels, les décors sont en reliefs, les
chevaux sont dans les écuries, une ménagerie touche aux ateliers de laboratoires
de recherches et d’essais. .
Dans ce inonde d’avant 1914, Turin fait figure.de ville modèle.
Tout cela n’aurait certainement pas existé si le Cinéma Italien était né dix ans
plus tôt, en 1896 au lieu de 1906.
5
Il Banrlito d’Alberto Lnttuada (104C1-
Lorsque Gaston Velle, Segondo de Chomon, Charles Lepine quittèrent Paris
pour l’Italie, ils abandonnaient des Studios et des Sociétés où commençait à s’instau¬
rer la sclérose d’un canon, d’un dogme de prise de vue qui allait brimer tous les
hommes de valeur capables en France de faire progresser l’art de la mise en scène.
’ Ils en avaient sans doute été déjà marques, mais il en sortaient riches d’une
grande expérience aéquise, car déjà à l’époque, presque tout avait été trouvé dans
l’art de la prise de vue, y compris le gros plan qui allait être systématiquement banni
comme moyen d’expression du Cinéma Français.
Par contre, à rebours de Pathé et des futurs maîtres de la S. C. A. G. L. et
du. Film d’Art, les hommes qui s’étalent assuré leur concours étaient beaucoup plus
jeûnes et d’une culture à la fois plus évoluée et plus hardie que celle de leurs maîtres
français. Il n’y avait ni un Zecca , ni un Pathé, ni une Alice Guy, pour venir tout
contrarier et imposer la dictature de l’analphabétisme ; les ingénieurs de i’ïtala
et de l’Ambrosio avaient une'culture littéraire et humaniste qui faisait totalement
défaut au petit.bourgeois des Arts et Métiers qu’était l’ancien fabricant d’appareils
photographiques Gaumont et dont les préjugés brimèrent un homme aussi raffiné
que Jasset qui dut abandonner l’Elgé-Gaumont, ce dont dut tenir compte un homme
aussi cultivé, aussi instruit que Feuillade.
En Italie, le destin du Cinéma était entre les mains d’hommes qui ne s’étaient
pas fait avec le cinéma, mais qui y étaient venus avec la volonté de le considérer
comme une industrie et le désir d’en faire un art. Jamais Pathé ne s’est essayé à
la mise en scène. Toute la carrière d’homme d’affaires et d’industriel de Pastrone
aboutit à la création, à la volonté de s’imposer dans un art. Un Frusta, le Zecca
de l’Ambrosio, est un homme cultivé, pour qui écrire est une fin en soi. Mais cela
suffit-il pour tout expliquer ? Après tout Pathé, Gaumont, ne vont plus être seuls,
le banquier Laffitte, les bourgeois français qui vont aider à la formation de la S. C.
A. G. L. ne sont pas des Zecca, mais ce sont des bourgeois.
Les maîtres du Cinéma Italien appartiennent à une autre race, celle des pion¬
niers. Il faut chercher leur équivalent parmi les prometteurs de l’Industrie auto¬
mobile et aéronautique. Leur état d’esprit est différent. Ce sont des sportifs et l’on
sait ce que symbolise le sport à cette époque. C’est en plein xix e siècle le premier
geste d’un nouvel esprit, l’annonce d’une nouvelle époque.
C’est cet esprit de jeunesse qui explique la hardiesse du Cinéma Italien, elle
6
en est le moteur. C’est elle qui fait de Turin et de l’Italie pendant quelques années
le cerveau du Cinéma mondial dont Paris deviendra cependant la capitale.
Au contact de ces hommes nouveaux, un Segondo de Ghomon, un Charles
Lépine, vont bien vite se libérer de tous les préjugés et le Cinéma Italien va connaître
en 190g et 19 jo ses premiers triomphes : Les Derniers Jours de Pompéi , înferno , La
Gaduta di Troia de Pastrone.
Il suffit de comparer ces années avec celles du Film d’Arte, Pathé de Rome
pour saisir tout ce qui différencie les films produits pour satisfaire les hommes qui
ont conservé l’habitude du Cinéma forain, de ceux que dirigaient les ingénieurs*
intellectuels et cinéastes travaillant pour les maîtres de l’Industrie Italienne, hantés
par la tradition de la littérature et des arts plastiques.
Le Lorenzaccio du Film d’Art Pathé est une œuvre grossière, vulgaire, sans style,
aux acteurs déguisés avec la défroque misérable de comédiens ambulants. Le Bru-
tus de lMtala est, au contraire, tout peuplé déjà de ces images qui faisaient écrire,
en 1926, à Elie Faure, que l’on pouvait trouver dans chaque film des images évo¬
quant les grands maîtres de la peinture.
Ceci déjà est la grande caractéristique de l’Art muet italien . '
Il n’oublie jamais qu’il est le cinéma d’un pays qui a été pendant des siècles
la patrie des arts plastiques.
Il saura transposer d’étape en étape, de mieux en mieux, toutes les traditions
et acquisitions qui mènent à l’art du xix e siècle et sous toutes ses formes.
La plastique des peintres naturalistes, celle des peintres d’histoire mène à
l’art et se retrouve dans ses films.
Les grands thèmes littéraires adoptés par le xix e siècle ou qui furent de ce siècle,
ont profondément marqué l’inspiration de ces sujets et de ces mises en scène. Les
grands courants du ?ux e , du romantisme au symbolisme, se font jour au cinéma grâce
à eux. Zola, .Flaubert, Maupassant, sont les auteurs préférés de leurs metteurs en
scène. Ils les comprennent et ils savent les interpréter mieux qu’un Capellani à
Paris ; le souvenir de Baudelaire, ignoré du Cinéma français des années 10, hantera
le Cinéma italien de la même période.
Il sole s Orge ancora d’Aldo Yergauo (1!MG).
7
Tout le mouvement d’avant-garde de la fin du siècle dernier trouve une expres¬
sion cinématographique grâce au Cinéma italien.
Les symbolistes, les préraphaëlistes et jusqu’aux futuristes influenceront cet
art.
Pathé, Gaumont, Eclair,' ignorent complètement les ballets Russes et Dia¬
ghilev. Les Italiens ne vont pas tarder à s’en inspirer et finiront par faire appel à
Ida Rubinstein. La S. C. A. G. L, sacrifie à Maurice Dormay, ITtalie à Henry
Bataille et ceci montre bien toute la différence de génération.
C’est à Turin et à Venise que Max Reinhardt va tourner, en 1913 et 1914,
les films annonçant l’expressionisme allemand avec cinq ans d’ayance. Paris ignore
Saint-Pétersbourg et Moscou et les hommes de théâtre avec lesquels Turin colla¬
bore, et le premier film d’Antoine n’est pas un film français, mais italien, arrivant
avec quatre ans d’avance sur ceux qu’il réalisera à la S. C. A. G. L,
En somme, lorsque l’historien futur voudra connaître, non pas le visage de
la réalité quotidienne de la vie, mais le reflet de la pensée d’une époque, lorsqu’il
voudra savoir quels étaient les grands courants du xix e et jusqu’au visage de l’aca¬
démisme, il n’est qu’un cinéma, entre 1909 et 1915, auquel il puisse se référer,
c’est le Cinéma Italien et si, par la suite, il doit étendre son investigation à la pro¬
duction d’autres pays, c’est toujours dans des pays qui furent fortement influencés
par l’exemple du Cinéma Italien : la Russie, l’Europe centrale, la Scandinavie
ou 1 ? Amérique.
Dans l’Histoire du Cinéma, l’art muet Italien est l’art d’une époque, d’un
monde, d’une culture : celle du xix c siècle.
C’est ce qui fit sa grande force, ce qui explique son expansion, sa portée mon¬
diale à une époque où le cinéma quitte la foire pour essayer de devenir un spectacle,
o Et c’est aussi ce qui explique sa faiblesse et, en grande partie, la désaffection
subite du public aussi soudaine, après la guerre de 1914, que son succès avant cette
guerre qui clôt une période et délimite l’art du xix e de celui du xx e .
; Ainsi, et pour les raisons que je viens d’exprimer, le Cinéma muet Italien a
constitué une étape capitale, nécessaire, indispensable dans l’évolution du Cinéma
mondial ; en cela il a préparé l’étape suivante qui n’aurait jamais pu avoir lieu sans
lui*
Si nous avons connu, à Paris notamment entre 1916 et 1919, cette découverte
du Cinéma par les élites, grâce à laquelle le Septième Art se fit et s’imposa, c’est que
l’élite avait commencé à venir au cinéma, à s’habituer au Cinéma à la faveur du
Cinéma Italien.
Si l’avènement du film d’art en 1908 et U Assassinat du Duc de Guise aboutit à
Forfaiture^- c’est grâce au Cinéma Italien qui s’était trouvé en 1909 prêt à faire sien,
à prolonger, à accomplir la révolution du film d’art.
Si Griffith à son tour, après six années de gestation, ouvre avec Judith de
Béthulie , l’art du 7 e art, il le doit également aux Italiens, et c’est là l’essentiel.
Il ne; faut pas s’imaginer que le rôle historique du Cinéma Italien d’alors se
borne à donner satisfaction à une nouvelle couche de spectateurs.
, Jamais le' Cinéma Italien n’aurait pu imposer ses sujets, ses métrages inhabi¬
tuels (2 et 3.000 mètres n’effrayaient pas dès 1911 les producteurs Italiens) si son
rôle s’était limité à mettre le Cinéma, par ses sujets, au service d’une classe.
Si ses metteurs en scène s’étaient contenté de plaquer cette façade à leurs
films, s’ils n’avaient pas fait progresser à la faveur de leur mise en scène l’art du
cinéma lui-même, s’ils n’avaient pu pressentir et dèviner ce que le cinéma pouvait
être et devenir, leurs films n’auraient jamais pu s’imposer au public populaire,
l’émouvoir, le transporter hors de lui-même et le faire communier avec ces nouvelles
couches de spectateurs qui, au lieu de chasser le public populaire des salles, venait
communier avec lui dans une même admiration.
C’est parce que le cinéma muet italien sut découvrir des vérités cinématogra¬
phiques essentielles et parce qu’il sut mettre la culture de ses metteurs en scène, de
Pina Mcnjchulli dans Le Jardin de la Volupté (1916).
ses acteurs, de ses scénaristes, de ses décorateurs et de ses acteurs au service du cinéma
lui-même, qu’il réussit à nous toucher.
On ne peut se nourrir de la pensée et des travaux des maîtres de l’art et de la
philosophie contemporaine sans en tirer soi-même profit dans l’expérience quoti¬
dienne, la manière de considérer le monde, le métier qu’on exerce s’il exige de vous
une création.
On ne peut comprendre et partager le bénéfice des novateurs sans être nova-:
teur soi-même dans son propre métier. Et c’est ainsi que Cabiria n’évoque pas
Flaubert et Salambo par l’extérieur, mais aussi par l’intérieur. Pastrone n’a pas
fait de Cabiria une grande machine carthaginoise évoquant par cela seul et P ampleur
ues moyens, Pceuvre de Flaubert. Il a su retrouver avec sa caméra et dans sa mise
en scène l’inspiration et Part à la fois précis et surchargé, visionnaire et réaliste, qui
justifient le livre de Flaubert.
C’est ainsi que les cinéastes italiens firent surgir des données limitées de Part
cinématographique primitif, des moyens d’expression en rapport avec les sujets
évolués qu’ils désiraient transposer sur l’écran ; il n’est pas un film italien de cette
époque où l’art cinématographique italien ne gagne du terrain, n’explore du nou¬
veau.
Les pionniers français d’avant 1906 avaient tout découvert à l’état brut, les
Italiens tirent parti de ces découvertes d’ordre techniques pour les adapter et s’en
servir comme moyen d’expression.
La composition des images, Part des cadrages de leurs films n’ont pas alors
d’équivalent. Ce 11e sont pas seulement des yeux de cinéastes qui les ont composés,
mais des yeux d’habitués de Musée et de spectacle d’Opéra.
Si les Français et les Italiens se rencontrent souvent dans certains effets plas¬
tiques, les Français y atteignent uniquement par leur propre expérience, par l’enri¬
chissement de leur métier, les Italiens par la volonté d’une transposition littéraire. .
Si les Français, grâce à leurs décorateurs, transfuges du théâtre, réussissent à
9
évoquer par moment le théâtre ou Topera, c’est toujours par l’extérieur et par hasard,
au contraire des Italiens qui ne rejoignent pas l’Opéra, mais obligent le Cinéma à
s’enrichir des expériences et de la tradition dramatique et plastique de la grande
mise en scène.
Comparez Perret, l’homme qui dans le Cinéma français se rapproche le plus
dans ses recherches de celles du Cinéma italien. Quelle que soit l’admiration que
nous ayons pour U Enfant de Paris , peut-on dire que ce soit autre chose que le souci
d’être vrai qui fasse jouer ainsi Perret de la profondeur de champ, du jeu de lumière
alors que la même année Caserini nous entraîne déjà avec le prologue de U Enfer
de Danle , vers le monde des Suédois et des Allemands.
Peut-on dire que Feuillade soit à la hauteur de lui-même lorsqu’il essaie de
composer un. film d’après Bouguereau et fasse alors autre chose qu’un tableau
vivant, alors qu’au contraire, lorsqu’en Italie l’esprit seul de la peinture qui souffle
sur la composition de la plupart des films porte souvent le cinéaste, l’opérateur,
au-dessus de lui-même.
Les grands Français d’alors, un Feuillade, un Perret, ne sont grands, ne nous
sont proches, ne dépassent les Italiens par la certitude d’un métier qui les maintient
toujours au cœur même du problème et de ce qui constitue l’essence même du
cinéma, que parce qu’ils demeurent fidèles à l’esprit des films de Louis Lumière,
que parce qu’ils ne veulent voir du cinéma qu’une machine à refaire la vie, qu’ils
s’en tiennent à l’essentiel, à un dépouillement qui nous éblouit aujourd’hui, qui
nous éblouira toujours demain, mais dont un historien doit reconnaître qu’il ne
répondait pas alors aux besoins du progrès cinématographique.
Voyez au contraire vers quoi tendent les Italiens dans leur volonté de faire
du cinéma un art égal aux autres.
Le Cinéma est, par essence, un art photographique.
En France, Part des opérateurs est incomparable, mais se limite à l’exercice
d’un métier. En Italie, opérateurs français transfuges ou opérateur italiens, dans
leur volonté de faire progresser l’art cinématographique, travaillent la photogra¬
phie avec un tout autre esprit.
La photographie étant essentiellement basée sur les blancs et les noirs, donc
sur les jeux d’ombres et de lumière, opérateurs et ‘metteurs en scène italiens voudront
dans les grands studios à verrière se comporter déjà comme les futurs cinéastes
de 1920 ; pour aller plus loin que les Français ils' ne vont pas hésiter à bouleverser
toutes les données du décor de cinéma pour pouvoir jouer avec les surfaces, avec
les courbes des colonnes, avec les reliefs des sculptures, avec les reflets des étoffes
et des drapés, avec les perspectives, avec les transparences des voiles à contre jour,
avec les seuls effets possible de lumière artificielle et naturelle combinée : torches,
incendies.
Les masses de figurants qui, en France, emplissent PimageMans les films histo¬
riques comme sur la scène à la fin de la Revue, quand tous ceux qui ont pris place
à la pièce viennent s’aligner devant le public, soht utilisés par le cinéaste italien
comme une masse sur laquelle jouent l’ombre et la lumière et l’acteur lui-même.
La photogénie, ce mot clef de Louis Delluc, est une invention des Italiens.
Ce sont eux les premiers qui Pont exigée de leurs interprètes, ce sont eux les premiers
qui ont su les trouver en fonction de l’objectif.
Comme cela est loin des préoccupations de nos metteurs en scène d’alors.
Ils prennent à Paris, sur les Boulevards, ou ailleurs, des acteurs remarquables qui
dotent le cinéma du naturel de leur art sans apporter rien d’autre que la perfection
et l’absence de défauts.
Pour les Italiens, au contraire, ils sont toujours dominés par la lutte entre¬
prise pour créer TArte muto, pour l’enrichir de toutes les possibilités de l’art drama¬
tique.
Et comme le cinéma n’est pas seulement à leurs yeux l’art cle la photographie,
mais le théâtre muet, ils vont, avec ïè’ concours de leurs acteurs et surtout de leurs
actrices, choisir en fonction de leurs dons plastiques un jeu adapté au mutisme de
10
Eleonor» Duse dcms Centre de- Fel>o Mari (1916). „
récran, mais capable cTexprimer toutes les nuances, toutes les richesses, toutes les
émotions. . ,
Si les premières stars du cinéma mondial sont Italiennes, c’est à cause de cela.
Si dans le monde entier les plus grandes actrices furent, et sont encore, influen¬
cées dans leurs jeux par les premières dm du Cinéma Italien, c’est parce qu’incon-
testablement, entre 1910 et 1915, les Italiens jetèrent les bases d’un certain nombre
de règles de mise en scène et d’interprétation qui marquèrent profondément l’art
muet et à travers lui, le parlant.
Ces règles ne sont jamais sorties du domaine de l’image animée et du théâtre
muet.
Est-ce à dire cependant que les Italiens ne surent pas aller plus loin que Cal-
mette ou Méliès ? Ce serait faux* Les cadrages, ancêtres de nos angles de prise de
vue, les rapports rythmiques, les changements de plan à plan, le découpage, les
actions parallèles ou simultanées, le contrepoint ont été connus des Italiens qui
complétèrent ainsi et achevèrent la mise au point des règles de base du cinéma,
mais même quand un Pastrone pénétrait dans l’image à la faveur du travelling,
c’était beaucoup plus par intuition, par une prescience géniale* ou par un acquis
de science qui vous portait déjà plus loin qu’on ne le pensait. Jamais le cinéma italien,
parce qu’il a été essentiellement Part des pionniers, n’a su franchir un certain stade
qui exigeait un sens du cinéma plus évolué, il avait mis.au point toutes les pièces
du puzzle, mais c’est ailleurs, dans un autre pays, qu’allaient surgir celui et ceux
qui sauraient l’assembler, en fixer la synthèse, en codifier les lois et ce n’est certai¬
nement pas un àccident si le bond en avant fut effectué aux U. S. A.
Cependant, jamais Griffith 11’aurait pu parvenir à Birth of a Nation et à Intolé¬
rance , et Ince à ses grands films de la guerre de Sécession, si le cinéma Italien n’avait
pas existé. r ‘
Mais il y a mieux, si nous quittons le domaine de Part cinématographique
pour pénétrer dans celui de la profession, de l’industrie et du spectacle cinémato¬
graphique proprement dit, nous nous apercevons que si Hollywood a remplacé
Scinsctà tic Vittorio De Sien (1945),
Paris dans sa suprématie mondiale, c’est en grande partie parce qu’il su faire sienne
la leçon de Turin.
Il suffit de se promener à travers l’Exposition Italienne de l’Avenue de Mes¬
sine pour s’en apercevoir. Tous les mythes, tous les thèmes de production dont ne se
sert pas encore Hollywood et la plus grande partie de l’industrie du film d’alors ont
été élaborés et fixés par la production italienne des années 10.
,F A une époque où les cinémas français et américains se contentaient de fabri¬
quer des films sur des généralités : comiques, dramatiques, historiques, légers, les
Italiens avaient déjà découvert le mythe de la femme fatale et celui du séducteur
fatal, celui du gangster eu grand cœur, du policier apache, du jeune premier spor¬
tif, de Tarzan, celui de la grande mise en scène et celui du film noir.
Garbo sort de Bertini, Bette Davis de Borelli, Douglas de Maciste et Ghione,
Sternberg et Lubitsch sortent de Lucio d’Ambra et G. B. de Mille de Quo Vadis ,
Ainsi le Cinéma Italien, entre igto et 1914 et, plus tard, entre 19r5 et *g 17,
joue un rôle aussi capital, influence autant le cinéma mondial que le cinéma italien
d’aujourd’hui. -
Un vide durant deux ans, entre 1906 et igoB, lui aura permis de prendre cette
avance et d’être le trait d’union entre la découverte française et la révélation amé¬
ricaine de 1916. - -
Il y a quelques années, on n’en connaissait rien sinon Quo ,Vadis et Cabiria ,
Francesca Bertini et Pina Menichelli et si Bertini et Cabiria trouvaient encore grâce
aux yeux de la postérité, cinéma italien était devenu synonime à partir de tg2o de
mauvais cinéma. Seuls, pour quelques jeunes, les souvenirs d’enfance réussissaient
à maintenir au tréfond de la conscience de quelques-uns un penchant secret, inavoué,
pour le cinéma italien. Dix années de recherches historiques, vingt-cinq aiis de recul
nous permettent enfin d’èn mieux connaître l’évolution et d’en pénétrer l’essence.
S’il était admis en 1929. que les Italiens avaient inventé la femme fatale et que
Brigitte Helm procédait de Bertini, qu’ils avaient été les premiers à s’être servi
des foules à l’écran, quel est l’homme qui, sans s’exposer aux quolibets, se serait
permis d’écrire que La Nuit de la Saint-Sylvestre , l’œuvre de Murnau, Le Montreur
d'Ombres , Fritz Lang, celui du ’ Tombeau Hindou et de Mabuse, des Trois Lumières
et de Métro poils, dérivaient de l’Ecoïe Italienne, que Siegfried et Faust n’étaient pas
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la manifestation d’un esprit en réaction contre l’Ecole Italienne, mais bien au
contraire T aboutissement de celle-ci et qu’il ne fallait pas juger le Cinéma Italien
sur les films de l’Union cinématographique italienne, mais sur ceux qui précèdent
l’arrivée d 'Intolérance en Europe, que Ince lui-même, le grand Ince de Delluc, avait
fait siens dans le Désastre et dans Le Gondolier de Venise , le meilleur du Cinéma Ita¬
lien. Et pourtant tout cela est aujourd’hui l’évidence même pour tous ceux que
passionne F Histoire du Cinéma,
J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de voir de ces films sur le Resorgimento
où les images ont la beauté, la précision des daguéréotypes et des calotypes, où
tout a l’air si vrai qu’il faut sans cesse se souvenir que le Cinéma est né en 1895 et
non pas en 1845, où la beauté des paysages, les mouvements de troupes, les chevaux,
la situation dramatique d’une Italie déchirée évoquent sans cesse l’épopée du
Cinéma américain sur la guerre de Sécession.
Ainsi, par exemple, un homme est obligé, par son serment patriotique à la
Maffia, d’aller tuer, dans Milan occupée, un traître qui travaille avec les Impé¬
riaux, puis c’est la guerre, la victoire, le retour des troupes et dans Turin les bals
des officiers et les fiançailles de sa fille avec un jeune héros. Cet homme va passer
en conseil de guerre, accusé d’un crime crapuleux. La dernière partie du film est
absolument bouleversante, celle du tribunal où le principal interprète découvre
que l’homme qui aime sa fille est accusé du meurtre de l’homme qu’il a tué.
Il faut avoir vu ces images où le metteur en scène et l’acteur essaient de tra¬
duire dans cette scène en plan fixe et sans l’aide de gros plan, toute l’agitation,
toutes les pensées, toutes les hésitations, tous les refus, tous les remords de cet homme
qui se demande s’il doit ou non se dénoncer, pour comprendre que ce n’est pas par
goût du paradoxe que j’ai évoqué plus haut La Nuit de ia Saint-Sylvestre qui atteint
au même paroxysme avec la même économie de moyens.
Et que dire de Tigris aux. cadrages si savants, qu’ils devancent l’époque de
dix ans et donnent l’illusion d’angles de prises de vue ; que dire de ce film de gangster
qui nous fait pénétrer dans un monde traité déjà avec l’accent du Club 73, C’est
un. des premiers films consacrés aux bas-fonds qui commencent à surgir en Italie et
dans cette œuvre apparaît un phénomène nouveau à l’écran dont seule l’œuvre de
Païsa de Rûberto Rossellini (194G).
13
Bourgeois, Les Victimes de VAlcool , offre un équivalent hors d’Italie, celle d’un natu¬
ralisme si dense, si expressif, qu’il atteint à la réalité la plus matérielle et la plus
cruelle, celle d’un naturalisme si intense qu’il faudra attendre les dernières années
du grand cinéma allemand et Le Maudit de Fritz Lang pour en retrouver l’équi¬
valent dans un autre climat plastique, car ce qui frappe, ce qui bouleverse et ce qui
fera de Sperduti Nel Buio un des sommets du cinéma de tous les temps, c’est que cela
baigne dans une lumière, sous un soleil que nous n’avons plus jamais retrouvé dans '
aucun film, pas même chez Bunuel. Du monde des bas-fonds au monde des hommes
du peuple, de la cruauté des criminels à la souffrance des exploités de la société,
du fantastique du Cinéma policier au fantastique social le pas est vite franchi,
et le cinéma italien muet a été le premier à tourner dans les Studios et les rues de
Naples, de Milan, de Turin, ces films de misère et d’opulence, de désir et de priva¬
tion, qui ont fait le triomphe, dix ans plus tard, des cinéastes allemands.
Rien n’est plus près de La Rue, de Grune et rien pourtant n’est plus loin de
cette humanité recréée au studio. '
Le miracle du cinéma italien, hier comme aujourd’hui, est ’d’avoir su faire
sortir la réalité d’elle-même, de l’avoir transfigurée en filmant la rue.
Puis c’est la rue, dans son aspect le plus quotidien, le moins pittoresque qui
s’empare du Cinéma Italien, avec Sperduti Nel Buio qui demeure aux yeux de tous
ceux qui Pont vu un véritable phénomène cinématographique ; c’est déjà le Cinéma
Italien contemporain, c’est déjà le monde de Sciascia et du Voleur de Bicyclettes. Tout ce
que le muet avant de mourir essaiera d’exprimer, tout ce que nos critiques de 1929
trouvaient dans le dépouillement de certains films soviétiques, toute cette volonté
de traduire la réalité la plus quotidienne qui s’exprima au même moment dans
Telle est la Vie , dans Finis Tenue, dans Les Hommes du Dimanche est dans ce film,
mais quels accents t et quelle divination du Cinéma ! Je suis de ceux qui ont eu le
bonheur de voir Sperduti Nel Buio . Vous dire ma stupeur quand les images du pro¬
logue me saisirent à la gorge avec leur sobriété, leur découpage qui frisait le mon¬
tage. Jamais un homme n’avait été si loin en 1914 dans la découverte du cinéma
et le pouvoir d’émotion.
Il fallut attendre Murnau pour trouver un pareil art de la composition, Grif¬
fith et Lilian Gish, Le Lys brisé, pour trouver une telle intensité dans l’expression
dramatique, et VAtalante pour retrouver avec des moyens aussi simples une transpo¬
sition aussi cinématographique du réel.
Sperditi Nel Buio , mais c’était la justification, l’explication de tout l’effort, de
tout ce qu’avait cherché le Cinéma Italien I
Comme son message ultime et le plus essentiel, comme son aboutissement,
ce film témoignait comme le cri d’urie nation, de ce qu’elle aurait voulu dire et de
ce qu’011 lui avait ôté le droit d’exprimer. Et c’était bien cela le véritable message,
la tradition de la cinématographie italienne que l’on nous avait toujours caché, car
dès que le bâillon lui fut arraché, 30 ans après, tout se passa comme si SperdatiNel
Buio était d’hier. '**
Ainsi le Cinéma Italien n’avait qu’un ennemi, un seul, et ceci explique pour-
• quoi il a fallu attendre trente ans pour qu’il puisse s’accomplir. Trente ans où chaque
fois que le prisonnier essayait de parler, de bouger, de signaler sa présence, le geôlier
s’empressait de le cacher à nos yeux.
Pouvait-on voir hors d’Italie Musco et Petrollinî , « 1860 » et Le Ventre de Rome qui
est à notre Sang des Bêtes ce que La Zone est à Àubervilliers ?
Et c’est ainsi qu’au hasard d’un voyage, nous pûmes voir presque clandesti¬
nement, la même année, en 1940, Sperduti Nel Buio et IlFianto Deîle Z^elle, de Pozzi
Bellini qui fut ainsi le premier bourgeon du Cinéma nouveau aussi vite primé à
Venise qu’interdit en Italie.
Dès lors on pouvait tout prévoir : le grand cinéma d’après guerre serait l’Italie.
Dieu sait si l’on s’est moqué de nous lorsque nous l’annoncions et pourtant cela fut.
Si Fon peut empêcher le monde extérieur d’approcher un prisonnier, on ne
peut empêcher le prisonnier de vivre, on ne peut l’empêcher de respirer le même
14
Theoaova de Carlucci (101Ô).
air que les hommes libres, on ne peut Pempêcher de devenir si sensible que les bruits
les plus étouffés parviennent toujours jusqu 3 à lui.
Ni de Santis, ni Castellani, ni Lattuada, n’étaient sortis d’Italie, mais si on pou¬
vait les empêcher de voir les grands chef-d’œuvres de la cinématographie mondiale,
pouvait-on les empêcher de savoir qu’un Prévert, un Eisenstein, un Ben Hecht
existaient, pouvaît-on les empêcher de lire et, à défaut de films, de regarder les
photos.
Pouvait-on empêcher Visconti de se souvenir de Renoir ; Amidei, Zavattini,
de Sica, de se souvenir de leur enfance et de leur passé.
Ainsi le Cinéma néo-réaliste ne surgissait pas plus du néant en 1946 que le
vieux Cinéma Italien en 1906, Il avait pris à la fois racine à l’étranger partout où
le cinéma et la littérature avaient su exprimer la réalité sociale de notre temps,
aux U. S. A. et à Moscou, à Paris et à Berlin, mais aussi et surtout sur le sol même
de cette Italie, où selon le code de la censure, il n’y avait plus de mendiants, plus de
mouches, plus d’inondations du Pô, plus de misère, plus d’affamés, plus d’orgues de
Barbarie, plus de vie populaire, mais des Palaces, d’élégants officiers, des Ministres,
des téléphones blancs et des hommes qui, tous les matins, se mettaient en toge
pour mieux cacher le sexe qu’on leur avait ôté.
Ainsi dans cette Italie prisonnière la jeunesse s’accrochait à Venise, aux cri¬
tiques des journaux étrangers, aux bibliothèques, aux « Ciné-Guf » où l’on pou¬
vait étudier le patrimoine historique du Cinéma, à Sperduti Xd Buio conservé au
Centre Expérimental de Rome comme la flamme toujours vivace du Cinéma Ita¬
lien, Les Allemands l’emportèrent avec eux en quittant Rome et le film disparut,
peut-être hélas pour toujours. Ils espéraient ainsi tuer dans l’œuf le néo-réalisme
italien, mais comment puisque l’esprit de Martaglio était Pesprit même d’un peuple
que leur fuite et l’anarchie du début de l’après-guerre libérait enfin de toute
contrainte, de toute censure et les chefs-d’œuvre succédaient aux chefs-d’œuvre,
de 1946 à ces tous derniers jours.
Dès qu’un homme faiblissait et, grisé par son succès, se laissait prendre au
piège de ce cinéma qu’une société de milliardaires oisifs croient profond parce
Ma ciste aux Enfers de Guldo Brignognc (1926).
qu’elle n’arrive pas à en rire ni à en pleurer, de nouveaux venus surgissaient pour
poursuivre la tâche où ils Pavaient laissée et des hommes qui avaient débuté dans le
plus pur formaliste venaient ajouter leurs chefs-d’œuvre au nco-réalisme italien.
Il n’est pas dans notre intention de parler de ces films et de ces hommes car
nous voulions simplement'démontrer par ces quelques lignes le parallélisme de la
double destinée de la Cinématographie Italienne.
Notons cependant le côté de phénomène collectif de cette Ecole. Le Cinéma
français des années qui précédèrent la guerre fut grand, mais par quelques hommes.
Il reposait entièrement sur deux ou trois metteurs en scène, deux ou trois scénaristes.
Le néo-réalisme italien d’après-guerre repose, au contraire, à la fois sur des hommes
et sur un mouvement de fond, puisqu’il influence tous les metteurs en scène, souvent
même contre leur style et leur passé.
Hélas,-voici que comme jadis réapparaissent Mes saline et Fabiola, Quû Vadis et
Les Derniers Jours de Pompei, Ulysse et Jîausicaa. Mais, cette fois, sans l’excuse que
pouvaient invoquer les Febo Mari, les Guazzoni, les Gabriçllino d’Annunzio ( i), qui
tuèrent la cinématographie italienne à coup de forum de plâtre, d’impératrices
démoniaques et de souvenirs d’école primaire.
Car Cabiria leur était tout proche et ils cherchaient à en renouveler le succès en
s’appliquant à la lettre sans en saisir l’esprit. Car Cabiria , qui appartient à Thistoire
mondiale, en fermant une étape et en en ouvrant une autre, a eu pour curieuse desti¬
née d’oüvrif la voie à la Cinématographie mondiale et d’écraser, par son exemple,
le Cinéma Italien.
Là où Griffith avait vu le premier geste d’un cinéma nouveau et s’était laissé
entraîner par Pas trône vers Part rythmique d 9 Intolérance, PItalie n’avait vu qu’un
film historique plus riche, plus somptueux que tous les autres, dont l’ampleur du
décor justifiait le succès.
Quand donc comprendrez-vous, Italiens, que ce n’èst pas Sophonisbç mais
(i) Fils du poète, devenu acteur de cinéma, pour le Film d’Arte ftaltanà , filiale de Pathé.
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l’aube du cinéma moderne que nous saluons dans ce film. Quand donc compren¬
drez-vous que c’est la nudité de Macis te et non la toge de Scipion, que c’est le Bri¬
seur de chaînes et non le général lymphatique qui est la clef de ce film.
Quand donc comprendrez-vous que Pas trône n’a couvert de ses temples, de
ses escaliers, de ses colonnes, de ses statues géantes à feuilles d’or, de ses figurants
et de ses machines de guerre ses collines* de Turin que pour mieux écraser le passé.
Gomme un général 'qui s’assure avant d’engager une bataille qu’il surclassera de
toute manière l’ennemi, fut-ce avec ses propres armes.
Quand donc comprendrez-vous, Italiens, qu’il est temps d’oublier Rome et
les miasmes mortels accumulés dans ses égoûts. Quand donc comprendrez-vous
qu’en tournant Cabiria^ Pastrone ne cherchait pas à glorifier Rome, mais à mieux
nous rendre proche de l’homme moderne égaré dans ce film et qui, à lui seul, par
son vouloir et sa force individuelle, suppléait au Destin.
Vous n’êtes tout de même pas de la race de cet homme qui, pour avoir trop vu
Cabiria sans en saisir l’esprit, avait cru se conformer au Scipion de ce film et, chaque
fois qu’il paraissait au balcon du Palais de Venise, le grand Pastrone éprouvait
le remords, à voir ses attitudes copiées des Romains d’opéra de Cabiria , de se sentir
responsable de la mascarade qui écrasait l 5 Italie,
Ce n’est tout de même pas à l’heure où le néo-réalisme guide le Cinéma Japo¬
nais, où la Perse veut que sa permanence cinématographique soit néo-réaliste, où
l’Inde envoie à Venise des filins qui témoignent de la portée de votre influence ou
Little Fugitive montre que l’Amérique vivante a compris la leçon de vos films, que
nous allons voir renaître le règne des téléphones blancs avec je ne sais quoi d’anti¬
septique, de sophistiqué et de châtré, qui a tué ailleurs le meilleur du Cinéma,
Quand on doit tout au néo-réalisme, on n’a pas le droit de le rejeter sous le
faux prétexte de néo-romantisme et de psychologie, on n’a pas le droit de décevoir
le monde et de confondre PExcelsior avec le Palatin et Suburre avec le Cinéma.
Henri Langlois
Cabiria de Giovanni Pastrone (1914).
2
17
NAISSANCE D UN MUSEE
(Le Musée du Cinéma de Turin)
par Maria Âdriana Prolo
Maria Adriana Prolo installant son exposition à la Cinémathèque française.
Écrire sur mon petit Musée, qui aura "bientôt treize ans, c’est pour moi comme
si j’écrivais sur un petit garçon dont je me serais occupé et qui aurait grandi en me
valant bien des soucis et des sacrifices mais aussi bien des joies. Seule différence entre
un enfant et lui : il n’a pas eu besoin de chromosomes étrangers l II est né joyeuse¬
ment d'une idée, d’une idée qui m’est venue le 8 juin 1941» Sur un petit agenda où
j’écrivais mes rendez-vous avec les gens que j’avais besoin de voir pour rédiger mon
Histoire du Cinéma Italien muet, on peut encore lire quelque part : « Pensaîo il Museo
Ùel Cinéma ». C’est 'tout. Mais si Von veut savoir pourquoi j’en suis venue à m’occuper
de l’histoire du cinéma, voici « mon histoire » qui explique celle du Musée.
Ayant obtenu le diplôme de professeur de Lettres et d'Histaire, je décidai de me
spécialiser dans la période du « Risorgimento » (1815-1870). Mes premiers efforts furent
soutenus par 2 e général-prince Nicolas Brancaccio di Ruffano, directeur de la Biblio¬
thèque Royale de Turin, historien militaire de valeur dont les méthodes de tra¬
vail étaient d’une grande rigueur, Ensemble nous publiâmes une histoire de la
Maison de Savoie intitulée : Dal Nido Savoiardo al Trono d’Italia. Puis grâce
à un prix du Rotary Club de Turin je partis pour Londres, en vue d’effectuer au
« Public Record Office » des recherches sur L’Alabama Claims qui avait été présidé
en 1871 par un grand jurisconsulte turinais, le comte Federico Sclopis de Salerano, dont
j’étais en train de rédiger la biographie. Mais à la môme époque je m’intéressais aussi à
l’histoire de la littérature et publiai un choix de poésie d’une « romantique » niçoise,
Agathe Sophie Sasserno, précédée d’une Introduction sur l’histoire de la poésie fémi¬
nine Piémont aise jusqu’en 1860. Cette nouvelle orientation fut encouragée par un des
plus aimables historiens italiens, l’académicien Federico Patetta que j’appelais « oncle
Federico », comme j’avais appelé « Oncle Nie », le général Brancaccio, hélas trop tôt
disparu de mon existence. « Zio Federico », qui me reprocha dans des lettres délicieuses
ma trahison avec son homonyme .. le comte Sclopis — me persuada de persévérer. H
fût Fun des premiers parmi mes amis à connaître le projet du Musée, Il regrettait seu¬
lement, me disait-il avec un sourire malicieux, de ne pas avoir parmi les trésors
18
de sa bibliothèque — dont il fit don à la Bibliothèque du Vatican — un scénario de
Pétrarque ou du Tasse.
Durant l'été de 1938 je recherchai avec ardeur des documents pour une histoire de la
littérature piémontaise de 1890 à 1914. C'est alors que je rencontrai le poète Carlo
Chiaves et G-uido Volante, qui avaient tout deux écrit des scénarios et, parmi de jeunes
écrivains, Emesto Maria Pasquall qui avait abandonné le journalisme pour la mise en
scène. Ne réussissant pas à trouver de la documentation sur eux, je feuilletai, volume
par volume, les revues de cinéma muet, que j’avais trouvé à la Bibliothèque Nationale
et j'esquissai à la diable un article intitulé « Torino cinematografica prima e durante
la guerra », plein de faute et que, à tout hasard, j'envoyai à Bianco e Neko. Je ne
connaissais alors ni l’Histoire du Cinéma de Pasinetti (parue l’année d’avant), ni la revue
« Cinéma ». ni l’important article de Mario Gromo « Ascesa del cinéma subalpin o »
publié par Scénario en 1933. Mes notes furent acceptées par Luigi Chiarini et parurent
en octobre 1938. L'Argus de la Presse me révéla que mon article avait été favorablement
accueilli et c’est alors que je décidai d'écrire mon histoire du cinéma italien muet.
Ce fût alors la connaissance et la précieuse amitié de Giovanni Pastrone et d’Arrigo
Trusta (le ciel me le conserve en vie de longues années encore !), la rencontre avec
Charles Lepine, qui du petit lit où il était cloué, me racontait comme un conte les pre¬
mières années du cinéma français. Puis ce furent des metteurs en scène, des acteurs,
des actrices, des décorateurs, des affichistes, tous avec le même regret : l’âge d’or du
cinéma turinais avait aussi été celui de leur vie. Presque tous avaient des documents,
des photos, des appareils et c'est pour cela que ce fameux S juin 1941 j’écrivis sur mon
agenda « Pcnsato il Huseo del Cinéma ». J’achetai alors les premiers objets avec mes
économies mais j'en vis vite venir la fin et m'adressai aux autorités et aux industriels
de la ville. La Podestà m'assigna un salon dans la Mole Antonelliana où je pus abriter
tout ce que j'avais pu acquérir avec mes neuf mille cinq cents lires en fouillant caves
et mansardes ou le « Balun » (marché aux puces) de Turin.
Le 22 avril 1943, le critique de cinéma de la Gazetta i>el Pqpolo pouvait publier
un article sur cette nouvelle institution : un Musée du Cinéma à Turin. A Borne aussi
on venait de fonder un Musée de Cinéma, le « Bicciotto Canudo » grâce à l’importante
donation d’un Italien du Luxembourg, Dante Vannuchi. (Des collections très importantes
ont disparu depuis au profit sans doute de ceux qui avaient intérêt à les faire dis¬
paraître.) Je fus alors invitée à fondre les deux musées mais il était déjà clair pour moi
que le musée de Turin devait rester à Turin et la chose n’eut pas de suite. La guerre
devint menaçante et je descendis tout mon matériel au rez-de-chaussées de la Mole
dans un « rifugio » que la Podestà avait fait construire spécialement dans ce but.
Le Musée du cinéma de Turin (à droite le « Mondo Niovo s).
19
Pendant trois longues et désespérantes années, en regardant le ciel rouge sur Turin
bombardée, j'avais dans le cœur mon petit musée prisonnier et en grand danger. Au
printemps de 1946 il fut possible de disposer les objets les plus précieux dans un salon du
deuxième étage avec l’espoir d’un petit cercle de visiteur. Pour avoir les moyens d’acheter
de nouvelles pièces (1 "urgence de la reconstruction rendait difficile une aide financière
officielle) je me mis à enseigner dans un institut industriel. Pourtant j'avais des amies
qui, longtemps sevrées par la guerre, s’achetaient des robes, de jolis chapeaux ; moi
j’avais... le Musée. Blais ceci est un chapitre secret.
Après une vaine tentative d'inclure une exposition cinématographique dans les fêtes
du centenaire de 1948, le président de la « Pro Torino » me proposa de faire une
exposition de cinéma à la Galerie Métropolitaine. Le 19 mars j’avais brusquement perdu
ma mère, unique amour de mon existence et c’est presque sans réfléchir que je me suis
jetée dans la préparation frénétique d’une exposition rétrospective qui eut beaucoup de
succès mais qui fût gâtée par des sections un peu trop commerciales. Pourtant cette évo¬
cation du glorieux passé cinématographique de Turin me permit de faire connaître le
Musée et d’acheter de nouveaux objets. Chacun d’eux a sa petite histoire propre, Je
voudrai seulement esquisser celle du « Mondo Niovo ».
En allant à Venise en août 49 pour faire une conférence au congrès des « Circoli
del Cinéma », sur la nécessité d’un Musée National du Cinéma, j'avais aussi l’intention
de rechercher un tableau de Magnasco où Von voyait une lanterne magique foraine dont je
possédais une reproduction. Le propriétaire était un des plus importants antiquaires
de Venise et de toute l’Italie. Le tableau n’était plus en sa possession mais il me dit avoir
dans ses magasins un objet similaire également peint par Magnasco. Avec un magasinier
muni d’une lourde clé je me rendis en gondole dans un « rio » mystérieux. Et c’est là,
au delà d’une épaisse porte de bois, parmi une multitude de jolies choses, au-dessus d’une
grande armoire que je vis la partie centrale du « Mondo Niovo ». J’en découvrais aus¬
sitôt la partie annexe et admirai l’ensemble avec une convoitise passionnée tout en
me répétant que c'était folie de penser l’acquérir. L’antiquaire était parti en avion
sans m’en révéler le prix et je dus repartir bredouille pour Turin, Mais le « Mondo Niovo »
était dans mon cœur et, à bout de patience, en janvier 1950, j’écrivis à un ami vénitien
qui connaissait bien l’antiquaire en question. Je sus alors le prix qui était très élevé et
n’en dormis pas de deux nuits. J’obtins une petite réduction pour parvenir avec mes
moyens et le prêt que m’avait consenti là Banque d’Italie à acheter le « Mondo Niovo »,
II arriva bientôt à Turin ; c'était ma première grande folie secrète, j’en étais à la fois
épouvantée et heureuse, Je le montrai pour la première fois à l’exposition de cinéma du
Premier Salon International de la Technique Cinématographique au petit palais de la
Société promotrice des Beaux-Arts de Turin, En 1951 je publiai le premier volume de mon
Histoire du Cinéma muet italien — le second est presque achevé — tout en continuant
à m’occuper du Musée. Le 22 mai* 1953 un orage épouvantable détruisait une partie de la
Mole Antonelliana. Il est impossible d’écrire ce que j’éprouvais avant d’apprendre que
le Musée était sain et sauf, Mario Gromo écrivit alors un important article sur le
Musée. Henri Langlois dont l’exposition au Palais Madama avait connu un vif succès
arriva à son tour à Turin pour le film sur Chagall, Avec son aide amicale j’ai emporté
la décision de l'institution du Musée. Le 7 juillet, septième mois de Tannée, à sept heures
du soir, l’acte de constitution du Musée était signée par sept fondateurs : Arrigo Ernst a,
Carlo Gi a chéri, Mario Giorno, Leonatdo Mosso, Giovanni Pastrone, Maria Adriana
Prolo et Bruno Ventavoli. Le 3 octobre, dans le cadre des manifestations du III e Salon
International de la Technique, on inaugurait l’Exposition du Cinéma dans Je Salon de la
St amp a. C’était la première manifestation officielle du Musée ainsi que la présentation
des objets qui allaient partir pour Paris pour répondre à l’invitation du Musée du
Cinéma de la Cinémathèque Française. Le 24 octobre, au congrès de la P.I.A.P. à
Vence, le Musée du Cinéma de Turin était nommé membre provisoire et le 9 janvier
l’Exposition des collections tur inaise s à Paris, inaugurée par S.E. l’ambassadeur d’Italie
Pietro Quaroni et Madame Bidault, devenait une réalité,
Et que se passera-t-il après les « trois mois parisiens ? » Nous avons un président
précieux, dynamique, grand industriel du cinéma, propriétaire des meilleurs cinémas
de la ville, le commandeur-Carlo Giacheri ; nous avons comme conseiller Mario Gromo,
avocat émérite, directeur administratif de la St amp a et grand critique de cinéma.
Comment/ dans ces conditions, comment ne pas avoir l’espoir de voir un jour de nou¬
velles salles et une petite salle de projection naître au sein d’un ancien palais de Turin
ou d'un moderne gratte-ciel ?
Maria Adriana Prolo.
20
L'EXPOSITION ITALIENNE
A LA C1NEMATHEÇUE
par Nino Frank
M. A. Pvolo installant son « Mondo
Niovo » à la Cinémathèque française.
Il faut tenir pour providentielle la rencontre entre Mademoiselle Prolo et notre ami
Henri Langlois, « monstres choisis » (comme dirait André Salmon) du cinématographe,
qui ont consacré leur existence à Tune des plus charmantes archéologies qui soient,
l'archéologie du septième art, de la huitième merveille, de la dixième muse et du quatre-
vingt-dix-neuvième vice impuni.
Le chemin de Damas de Mademoiselle Prolo commence à être connu : de cette
Turinaise, on sait que, historienne d'art, elle rencontre un jour, sur la route de son étude,
le cinéma et s'y voue aussitôt corps et âme. Depuis, elle a réussi à rassembler des trésors
— documents, appareils, textes et bandes, — qui apportent la preuve que le cinéma
italien a ses lettres de noblesse. Il ne manque à cette collection qu’un siège social (et
le gouvernement de Rome ferait bien de s'en préoccuper, entre une crise et l'autre), pour
qu’il devienne un musée prestigieux.
Quant à Henri Langlois, si le roman de sa vie n’est pas encore écrit, tout le monde
sait qu’il est l’un des héros secrets de notre temps ; se vêtant de pellicule, se nourrissant
de pellicule, dormant sur de la pellicule, copulant aussi sans doute dans de la pellicule,
pour consacrer ses rares loisirs à visionner, comme on dit, des films. Je suis des rares
qui ont eu le privilège de voir surgir ce phénomène : il y a bien une vingtaine d’années
qne Langlois adolescent, flanqué de son vieux complice Georges Franju, m'apportait
timidement à VIntransigeant les premiers programmes hebdomadaires de son Cercle du
Cinéma, origine quasi mythologique de la Cinémathèque. II bafouillait déjà et recueillait
des images précieuses : il a continué, contre vents et marées (auxquels il m'est arrivé de
joindre mon petit courant d'air), et il a réussi à mettre debout l'une des collections les
plus vivantes du monde.
De la rencontre entre cette Italienne et ce Français est née l'une des Expositions qu’il
faut voir : un panorama du cinéma italien, installé présentement à la Cinémathèque, et
qui s’accompagne d'une série de projections de films péninsulaires de tous les temps. Je
suppose que cette Exposition va enfin ouvrir les yeux â tous ceux qui ont longtemps cru
que, de l'autre côté des Alpes, le cinéma ne s’était manifesté valablement que depuis
1945 et Home ville ouverte .
L'histoire du cinématographe tient en un peu plus de cinquante ans. Mais tels sont
21
ses prestiges, et si miraculeux son déroulement’ — à tel point' éphémères, par ailleurs*
ses produits, constamment menacés par l’anéantissement, — qu’il fournit, ce cinéma, l'un
des exemples les plus pathétiques de la très récente accélération de l'histoire. Les caméras
ou affiches d’avant 1900 sont déjà recouvertes de la même patine que les ruines datant
de l’époque romaine ; le temps du film d'art paraît aussi loin de nous que le Moyen-Age ;
l’apogée du cinéma muet prend désormais des allures de Grand Siècle, avant la Révolution
de 1789, je veux dire l'avènement du « parlant » ; et le fiisorgmento se trouve coïncider
avec les lendemains de la libération. Pour la bombe atomique, je crains "bien qu’il ne
faille pas la chercher du côté du Cinémascope et autres 3 X), mais dans les antres ténébreux
de la Télévision.
Comme toujours, c'est de la préhistoire que nous viennent les émotions les plus
mystérieuses. On peut voir, à la Cinémathèque, ces prodigieux appareils vénitiens, dotés
de « perspectives » ou images fixes, que trois vieux vers en dialecte présentaient au
chaland en ces termes :
« C’est un inonde nouveau que je montre dans cette boîte :
On y voit des lointains et des perspectives.
Je réclame un sou par tête : vous me le donnerez, »
J'engage vivement les, amateurs d’images à considérer avec attention les sites
citadins exposés : chacun s’inspire vaguement d'un paysage réel, — Venise, Versailles,
etc., mais, l'artiste anonyme les a transfigurés avec un art fantastique délicat et extraor¬
dinairement prenant. La représentation lumineuse de ces vues ressuscite à la perfection
un style parfait, le style du XVIII e siècle vénitien. Je donnerais tous les technicolores du
monde pour ces plaques qui restituent son sens à l'expression « lanterne magique ».
Eh bien, si l'on part de ce jeu miraculeux de la préhistoire, la succession des époques
du cinéma italien décrites par l'Exposition ne déçoit guère : on y découvre la constance
d'une inspiration, — et, pour la mettre convenablement en relief, il.fallait le goût et
l’intelligence avec lesquels Henri Langlois et ses collaborateurs, ces poètes, ont opéré
leur choix et disposé les objets. Si je dis que la visite de cette Exposition est un voyage
au pays des merveilles, on peut en croire un homme 'qui manie avec la plus grande pru¬
dence certains mots.
Rapprochez, par exemple, de ces « boîtes magiques », un document très contemporain
tel que le projet de décor de Miracle à Milan , dessin d'une élégance minutieuse qui fait
penser aux Japonais. Au charmant petit théâtre d’ombres qui fonctionnait à Turin aux
environs de 1840, oppose? les pittoresques affiches polychromes de soixante-dix ans plus
tard, qui jalonnent l’Exposition, et parmi
lesquelles il faut remarquer tout parti¬
culièrement celles qui portent la signa¬
ture du peintre Graude, — l'une sur un
film intitulé Suicide T l’autre sur le comi¬
que Polidor. Enfin passez, des plaques de
lanternes magiques du XIX* où figure Poli¬
chinelle au long nez à la Pinocchio, à
cette extraordinaire photographie extraite
de Saturnine Farandola (1915), décrivant
une charge de « Martiens » sortant de
l’eau. Dans tous ces objets infiniment sin¬
guliers, vous retrouverez le sentiment qui
faisait écrire, dès le XVIIP siècle, au Che¬
valier Marino, cette règle première et
souveraine :
« Le seul but du poète consiste à
émerveiller.
Et qui ne sait point étonner n’est
bon que pour les écuries ».
Dès lors, vous ne serez guère surpris
par la présence de ces cages à oiseaux
mécaniques, que l’on trouvait à la porte
de certaines salles italiennes vers 1911,
et qui, pour deux sous, débitaient le chant
qui manquait encore aux images mou¬
vantes.
La caméra, portative utilisée en 1008 en Afrique
par îïoberto Omegna pour son documentaire
La Chasse au léopard.
22
Une vue tic l’Exposition italienne à la Cinémathèque.
Au visiteur que j'espère absolument attendri, je conseille à présent un long arrêt
dans la salle consacrée â Cabinet de Pastrone ; il y trouvera des autographes de
d’Annunzio dépourvus de grandiloquence (le poète s’y dit constamment « fatigué » : au
cinéma, il demandait beaucoup d’argent pour peu d’efforts..♦), mais aussi des maquettes
qui révèlent le soin avec lequel travaillait Pastrone, et les « terribilités » conjuguées des
biceps de Maciste et des rictus du dieu Moloch. L’influence de cette illustre christo-
phagie, et des autres qui l’ont précédée ou suivie, sur certaines conceptions monumen¬
tales du cinéma américain, est indéniable» aussi bien que l’élan qu’elles ont pu donner à
rins2Diration plastique d’un Eisenstein, de son aveu même.
Les critiques consacrées aux comiques « italiens » (Peed, — M. Petit Crétin, — et
Guillaume, — Polidor, — étaient français,) aux dive , Bertini, Bovelli, Menicbelli (qui
signait en 1917 un superbe contrat de 6.000 lires par mois), à Lucio d’Ambra, précurseur
direct de Lubitsch et de la comédie hollywoodienne, à Za la Mort (Emile Chione) et à
Za la Vie (Ketty Samhucini), dieux du Serial péninsulaire, au film Sperduti nel buio
de Martoglio, archétype du néo-réalisme (1914), rappellent les grandes époques d’iuie
production, sur lesquelles les critiques qui ont découvert le cinéma italien à partit
de 1945 feraient bien de méditer.
Mais, justement, le néo réalisme ? La caméra portative d’Oniégna, l’un des premiers
globe-trotters du cinématographe, ne suffit guère à le représenter, pas plus qu’un décou¬
page de la Terre tremble . Manqtient, dans cette Exposition, les témoignages de la produc¬
tion du temps fasciste. Mais ces témoignages sont vivants : il faudra les chercher, jour
après jour, dans la petite salle de projection que connaissent bien tous les habitués de
la Cinémathèque. Ils y découvriront, à travers les premiers films de Blasetti, de Camerini
et de leurs successeurs, que ce réel si avidement convoité par les caméras nouvelles n’est
pas moins merveilleux que l’irréel guetté par les chercheurs d’images du passé...
Je m’attendris devant les affiches du « Film d’Art Italien », rédigées en un italien
approximatif, parce qu’imprimées à Paris, par les soins de la Société Pathé frères,
laquelle contrôlait quelques-unes des entreprises de la Péninsule. Je trouvais à ces
affiches im caractère vaguement symbolique : elles me faisaient penser aux nombreuses
co-productions actuelles entre Eome et Paris. Et j’en revenais à l’heureuse rencontre,
célébrée au début de cet article, entre les collections de Mademoiselle Prolo et la passion
cinématographique d’Henri Langlois...
Je ne sais pas si une union douanière ou politique entre la France et l’Italie
convient à la nature des choses : mais je sais que s’il est deux pays qui peuvent s’unir,
cinématographiquement parlant, c’est bien ces deux-là.
NÏNO PEA NK
23
THESES SUR LE NEO-REALISME
par Cesare Zavaitini
Nous aurons Voccasion de revenir sur les congrès réunis à Parme Ig 4, 5 et 6 Décembre
pour faire le point sur te «. néo-réalisme » et auxquels ont participé les meilleurs réalisa¬
teurs, scénaristes et producteurs italiens ainsi qu'un certain nombre de délégués étrangers,
Soulignons-en à-ores et déjà Vimportance et Voriginalité.
On sait le rôle qu r a tenu Cesare Zavaitini dans la composition do quelques-uns des
principaux films qui ont illustré Vécole néo-réaliste . A Voccasion du Congrès de Parme,
Zavaitini a en l’occasion à maintes reprises de préciser ses points de vue sur le néo-réalisme,
dont il s'est fait en quelque sorte Vapôtre. Nous publions ici un choix de ses textes : on
verra que la conception que Zavaitini se fait du néo-réalisme est extrêmement personnelle.
Les textes en question sont ; TJne mtermcio de Zavattmi prise par Michèle Gandin et
parue dans la Hivistà del Cinéma Italiano de Décembre 1952 ; un article do Zavattmi
lui-même paru dans la revue Emilia, numéro de Novembre 1953 ; la conférence prononcée
par le scénariste au Congrès de Parme, le 4 décembre 1953. Nous désignons les trois textes
par les lettres A), B) et C).
Sans le moindre doute, notre première réaction et la plus superficielle à l'égard de
la réalité quotidienne est l’ennui. Tant que nous ne réussissons pas à surmonter et à
vaincre notre paresse intellectuelle et morale, la réalité nous paraît dépourvue de tout
intérêt. Il ne faut donc pas s'étonner que le cinéma ait toujours ressenti tout naturelle-
ment et presque inévitablement la nécessité d’une « histoire » à insérer dans la réalité,
afin de la rendre passionnante, spectaculaire. Il est évident qu'on pouvait ainsi s’évader
sur-le-champ de la réalité comme si on ne pouvait rien faire dans l'intervention de
l’imagination.
lia caractéristique la plus importante du nêo-réalisme, sa nouveauté essentielle, me
semble donc être la découverte que la nécessité de 1" « histoire » n’était qu’une manière
inconsciente de déguiser une défaite humaine, et que l’imagination, de la façon dont
elle s’exerçait, ne faisait que superposer des schèmes morts à des faits sociaux vivants.
En substance, nous nous sommes aperçus que la réalité était extrêmement riche :
il fallait seulement savoir la regarder. Et que la tâche de l’artiste ne consistait pas
à porter le spectateur à s’indigner et à s’émouvoir par des transpositions, mais à rêfléchir
(et, si l’on veut, à s’indigner même et à. s’émouvoir) sur les choses qu'il fait et que les
autres font, c’est-à-dire sur la réalité telle qu’elle est très précisément.
D’un manque de confiance inconscient et profond à l’égard d.e la réalité, d’une
évasion illusoire et équivoque, on est passé à une confiance illimitée dans les choses, les
faits, les hommes.
Cette prise de position exige naturellement la nécessité de creuser, de donner à la
réalité cette puissance, cette faculté de communiquer, ces reflets que, jusqu’au néo¬
réalisme, on ne croyait pas qu’elle pourrait avoir. (A.)
Il a été souvent écrit que la guerre a été la clef de voûte du néo-réalisme. Ce fait
énorme a bouleversé l’âme des hommes et, chacun à sa manière, les cinéastes ont essayé
de transposer dans le cinéma cette émotion grandiose. Eour nous, Italiens, la guerre nous
avait paru particulièrement monstrueuse, puisque nous ne voyions aucun raison d’y
participer, nous avions même beaucoup de raisons de ne pas y participer. Mais il ne
s’agissait pas d'une révolte limitée à cette guerre : c’était quelque chose de plus,
24
c’était la révélation absolue, je dirais presque éternelle, que la guerre offense toujours les
besoins fondamentaux et les valeurs humaines qui nous sont tellement chères : et cette
révélation était à mon avis le point de départ d’un vaste mouvement humain» On pourrait
me dire que cette révélation n’a pas été un privilège de ritalie. Je crois que oui» Dans ce
que quantités de gens désignent comme les défauts de notre peuple, et qui sont au
contraire ses vertus, — la carence sociale apparente, l’individualisme, etc,», — nous pou¬
vons trouver les raisons d’une vocation, c’est-à-dire la réaction pleine et passionnée
contre l’injure suprême qu’est la guerre. Et ce n’était pas tellement l’homme historique
qui réagissait, l’homme abstrait des livres situé dans une trajectoire sans fin de dates,
qui sont les dates des guerres passées, présentes et futures, mais l’homme plus profond
et secret. Vous pourriez objecter que l’homme historique et l’homme sans épithète coha¬
bitent continuellement : admettons-le, mais ils cohabitent utilement quand, par le prin¬
cipe des vases communicants, ils tendent à se placer au même niveau, le premier avec
sa conscience, et le second avec son besoin originel de vivre. Le besoin de vivre, quand
il est riche et heureux peut mieux franchir ses limites que lorsqu’il s’étiole, car dans ce
dernier cas, un peuple déchoit et ne peut plus apporter la moindre contribution à
l’humanité. J’ose penser que d’autres peuples, même après la guerre, ont montré qu’ils
continuaient à considérer l’homme en tant que matière historique, déterminée dans son
mouvement, fatale même, et que c’est pourquoi ils ne nous ont pas donné un cinéma de
libération, comme a commencé à le faire le cinéma italien ; c’est que pour eux, justement,
tout continuait, alors que pour nous tout commençait ; pour eux, la guerre avait été une
des guerres qui affligent notre planète, pour nous elle avait été la dernière des guerres.
Quelles pouvaient être les conséquences de ces découvertes, de cet élan de pionniers,
nouveau non parce que jamais connu auparavant, mais parce que jamais ressenti d’une
manière aussi collective et tenace ? Les conséquences étaient que nous voyions s’ouvrir
devant nous une étude sans fin de l’homme, une étude non abstraite, mais concrète,
comme étaient concrets les hommes qui avaient provoqué et subi la guerre. C’était la
nécessité de connaître, de voir comment ces événements terribles avaient pu avoir lieu,
et le cinéma était le moyen le plus direct et le plus immédiat pour cette sorte d’enquête,
meilleur que les autres moyens de culture ; le langage de ces derniers n’était pas prêt
à exprimer nos réactions contre les mensonges des vieilles idées générales, dont nous nous
étions trouvés vêtus au moment de la guerre et qui nous avaient empêchés de tenter
la moindre révolte. (C.)
La Terra 7 'remet de Lucliino Visconti.
25
Amorc m Cilla*. L’épisode « Storîa di entérina » mis en scène par
Zavattini et Maselli.
Ce désir puissant du cinéma de voir et d’analyser, cette faim de réalité, est en
quelque sorte un hommage concret aux autres, c’est-à-dire à tout ce qui existe. Et, entre
autres choses, c’est ce qui distingue le néo-réalisme du cinéma américain. En effet,
la position des Américains est aux antipodes de la nôtre : alors que nous sommes
sollicités par la réalité qui nous touche, alors que nous voulons la connaître directement
et à fond, les Américains continuent à se contenter d’une connaissance édulcorée, par le
truchement de transpositions.
C’est pourquoi, si l’on peut parler, pour l’Amérique, d’une crise de sujets, cette crise
est impossible chez nous. Il ne peut pas y avoir carence de thèmes pour nous, puisqu’il
n’y a pas carence de réalités. Toute heure de la journée, tout lieu, toute personne, peu¬
vent être racontés s’ils sont racontés de telle façon que Ton révèle et l’on mette en
relief les éléments collectifs qui les façonnent continuellement.
C’est pourquoi on ne peut pas parler de crise de sujet (les faits) mais, le cas échéant,
de crise de contenus (c'est-à-dire, l’interprétation de ces faits).
Cette différence essentielle a été fort bien soulignée par un producteur américain
qui me disait ; “ Chez nous, la scène d’un avion qui passe est conçue de cette manière ;
XJn avion passe,.. tir de mitrailleuses, ... l’avion tombe. Chea vous : Un avion passe...
l’avion passe à nouveau... l’avion passe une troisième fois.
C’est parfaitement vrai. Mais c’est encore trop peu. Il ne suffit pas de faire passer
l’avion trois fois, ü faut le faire passer vingt fois, (A.)
Nous travaillons donc pour sortir des abstractions.
Dans un roman, les protagonistes étaient des héros ; le soulier du héros était un
soulier spécial. Nous, au contraire, nous cherchons à trouver ce que nos personnages ont
de commun : dans mon soulier, dans le sien, dans celui du riche, dans celui de l’ouvrier,
nous retrouvons les mêmes éléments, le même labeur de l’homme.
Et venons-en au style. En d’autres mots, comment ferons-nous pour exprimer cinéma¬
tographiquement cette réalité ? Je voudrais d’abord répéter, comme je l’ai souvent dit,
qu’un contenu que l’on veut exprimer apporte toujours sa propre technique. Par ailleurs,
il y a l’imagination, mais sons condition qu’elle s’exerce dans la réalité et non dans
les limbes. Mais, que l’on me comprenne bien, je j ne voudrais pas donner à croire
que les faits divers soient pour moi les seuls faits qui comptent. J’ai essayé de fixer
mon attention sur les faits divers, dans l’intention de les reconstituer de la manière la
A more in Citta\ T/épisocle « GH Italien! si Voltano ï> mis en scène par
Alberto Lattuada.
plus fidèle, en me servant de ce peu d’imagination qui peut venir de la connaissance par¬
faite du fait lui-même, H serait évidemment plus cohérent que les caméras les sur¬
prennent au moment même où ils arrivent, — et c’est mon intention, quand on réalisera
mon film sur l'Italie. Bien entendu, il ne faut jamais oublier que tout rapport avec la
chose que l’on veut communiquer implique un choix et, par conséquent, Pacte créatif du
sujet : mais ce sujet est composé en quelque sorte sur place, au lieu d’être une reconstitu¬
tion successive. C'est là ce que j’appelle le cinéma "de rencontre. Cette méthode de travail
devrait aboutir, à mon avis, à deux résultats : d’abord, en ce qui concerne le point de
vue éthique, les cinéastes sortiraient f chercheraient le contaçt direct avec la réalité ; par
ailleurs, nous créerions une production qui apporterait la nouveauté d’une conscience
collective. Car le nombre joue aussi: si nous faisons 100 films par an qui s’inspirent de
ce critère, nous changeons les rapports de la production si nous n’en faisons que trois,
nous subissons les rapports de la production tels qu'ils existent aujourd'hui. (B.)
La prise de conscience de la réalité qui caractérise le néo-réalisme a deux consé¬
quences en ce qui concerne la construction strictement narrative. :
1) alors que le cinéma d’autrefois racontait un fait d’où il en découlait un autre, puis
un troisième, et ainsi de suite, chaque scène étant conçue et faite pour être aussitôt
oubliée, aujourd’hui, quand nous imaginons une scène, nous ressentons le besoin de
« rester » dans cette scène, car nous savons qu'elle porte en elle toutes les possibilités
de se répercuter très longuement. Nous pouvons donc dire tranquillement : donnez-nous
un fait quelconque et nous parviendrons à le transformer en spectacle. La force centrifuge
qui constituait (aussi bien du point de vue technique que du point de vue moral) la carac¬
téristique fondamentale du cinéma s’est transformée en force centripète ;
2) alors que le cinéma avait toujours raconté la vie dans ses faits les plus extérieurs,
le néo-réalisme affirme aujourd’hui qu’il ne faut pas se contenter de l’allusion, mais tendre
vers l’analyse. Ou plutôt vers une synthèse à l’intérieur de l'analyse.
Donnons un exemple : l’aventure de deux êtres qui cherchent un appartement. Alors
qu’autre foi s on l'aurait mis comme point de départ, en prenant en considération le simple
prétexte extérieur qu’il comporte, pour passer aussitôt à autre chose, aujourd’hui on
peut affirmer que le simple fait de chercher un appartement devait constituer tout le
sujet d’un film, si, bien entendu, ce fait est scandé dans tous ses moments, avec tous les
échos et les reflets qui en dérivent.
On comprend aisément que nous sommes encore loin de la véritable analyse ; on
27
peut parler d’analyse simplement par opposition aux synthèses grossières de la production
courante. Pour le moment, nous ne connaissons qu’une « attitude » analytique, mais
d'ores et déjà, cette attitude comporte un puissant mouvement vers les choses, un désir
de compréhension, d’adhésion, de participation, et somme toute, de cohabitation. (A.)
Ce principe d'analyse se retrouve dans la considération du style, dans son sens plus
étroit, et s’oppose à la synthèse bourgeoise. La synthèse bourgeoise permettait de rechercher
la nmiriiture la meilleure, la partie choisie du filet : les cinéastes cueillaient les aspects
les plus représentatifs d’une situation de bien-être et de privilège. Or, pour préciser
critiquement la portée du néo-réalisme, il faut souligner la part qu’y prend toujours plus
largement la culture italienne (et il ne pouvait en être autrement, étant donné la colla¬
boration de plus en plus large des écrivains véritables à la création cinématographique.)
Quant à cette collaboration— qui ne doit pas se borner à fournir des romans, mais doit
contribuer à enrichir le langage cinématographique, riche d’autant de possibilités que le
langage littéraire, — il est hors de doute qu’il fera faire de gïands progrès au cinéma,
pour peu que les écrivains s'y intéressent d’une manière moins « provisoire » que ce qu’ils
font d’habitude. (B.)
De ce que j’ai dit, il ressort que le néo-réalisme, contrairement à ce que l’on avait fait
jusqu'à la guerre, a compris que le cinéma devrait raconter de petits faits, sans y intro¬
duire la moindre imagination, en s’efforçant de les analyser en ce qu'ils ont d’humain,
d’historique, de déterminant et de définitif.
Je crois assez fermement que le monde continue à aller mal parce qu’on ne connaît pas
la réalité : et la tâche la plus authentique d'un homme d’aujourd’hui consiste à s’engager
pour résoudre le mieux qu'il pourra le problème de la connaissance de la réalité. C'est
pourquoi la nécessité la plus urgente de notre temps est Vattention sociale , mais cette
attention doit être directe, comme je l'ai dit, et ne pas se manifester à travers des
apologues plus ou moins réussis. Un affamé, un humilié, il faut le montrer avec son nom
et son prénom, et ne pas raconter une histoire où il y a un affamé ou un humilié, car à ce
moment tout change, tout est moins efficace, moins moral.
La vraie fonction de tous les arts a toujours été celle d'exprimer les nécessités de
leur temps ; et c’est à cette fonction qu'il faut les ramener.
Or, aucun autre moyen d’expression n'a les possibilités qu’a le cinéma de faire con¬
naître ces choses rapidement et au plus grand nombre de gens...
...Il était naturel que ceux qui avaient compris ces choses, bien qu’encore obligés
pouï toutes sortes de taisons (les unes valables, les autres non), de composer des récits
« inventés » selon la tradition, chercheraient à introduite dans le récit quelques éléments
de ce qu'ils avaient découvert.
C’est cela qu’a été effectivement le néo-réalisme en Italie, par le truchement de quel¬
ques hommes.
Païsà, Rome ville ouverte , Sciusciâ, Voleurs de bicyclettes, La Terre tremble } sont des
films qui contiennent des passages d’une signification totale et qui s’inspirent de la
possibilité de tout raconter ; mais, dans un certain sens, ils comportent encore des
transpositions, puisqu’ils racontent une histoire et n'appliquent pas simplement l’esprit
documentaire. Dans certains films tels que Vmberto D, le fait analytique est beaucoup
plus évident ; mais le cadre est toujours celui du récit habituel, et nous n’en sommes pas
encore au vrai néo-réalisme.
Le néo-réalisme est aujourd’hui une armée prête à se mettre en marche. Les soldats
sont prêts derrière Rossellini, Sica, Visconti. Il faudra qu’ils partent à l’assaut : c’est
seulement alors que la bataille pourra être gagnée.
Mais ce qui importe, c'est que le mouvement ait commencé : ou l’on va jusqu’au bout,
ou l'on manquera une grande occasion, car devant le néo-réalisme s’ouvrent des pers¬
pectives plus vastes que tout ce que Von peut imaginer...
Transformer en spectacle les faits quotidiens de la vie n’est pas chose facile :
on réclame une intensité de vision aussi bien chez celui qui fait le film que chez celui qui
le voit. II s’agit de donner à la vie de l’homme son importance historique de tous les
instants. (A.)
En ce qui concerne les autres films récents auxquels j’ai collaboré, je puis dire,
par exemple, que je ne tiens pas Staeione Ter mini pour un document important de ma
carrière de néo-réaliste, car le fait de la co-production a réduit presque à néant l’ins¬
piration primitive, qui portait sur l'examen d’un moment et d’un lieu très limités.
Parmi mes prochains films, Xtalia mia a un départ néo-réaliste dans le sens le plus
précis : il part du besoin de connaître profondément mon pays et de ma confiance absolue
dans les rencontres que je ferai. Des « aspects » du né o-ré alisme figurent dans l’idée
28
centrale de mon « film-enquête » A mare in Citta (qui sort ces Jours-ci) ; et j’en dirai
autant de Siamo donne, au moins par le fait que l’on y retrouve un sens moral dans le
besoin de communication qui inspire les vedettes qui se confessent au public. En présence
de ces confessions, le spectateur devrait se libérer du complexe d'infériorité qu’il éprouve
à l’égard du mythe de la vedette. (A.)
On a porté toutes sortes d’accusations contre le néo-réalisme. Voici les principales :
1) Le nêo-réalisme décrit uniquement la misère.
Le néo-réalisme peut et doit étudier la misère aussi bien que la richesse ; nous avons
commencé par la misère simplement parce qu’elle est une des réalités les plus vivantes
de notre temps : je défie quiconque de me démontrer le contraire. Croire ou feindre
de croire qu’après une demLdouzaine de filins sur la pauvreté le thème ait été épuisé
est une très grande erreur. Le thème de la pauvreté (les riches et les pauvres) est de
ceux auxquels on peut consacrer toute une vie. Nous venons à peine de commencer. Et si
lés riches ont froncé les sourcils devant Miracle à Milan, qui n’est qu’une fable, ils
verront mieux, Je me place moi-même parmi les riches : ce qu’il y a en nous de riche,
ce n’est pas seulement la richesse en tant qu’argent (l’argent n’en est que l’aspect le
plus fastueux et le plus apparent), mais toutes les formes d’injustice et de violence qui
en découlent. Il existe une position « morale » de l’homme qu’on appelle riche.
S) Le néo-réalisme n’offre pas des solutions, ne montre pas des routes nouvelles : les conclu¬
sions des films néo-réalistes sont absolument évasives.
Je repousse cette accusation de, toutes mes forces* Chaque moment d’un de nos films
est une réponse continuelle à des interrogations, Quant aux solutions, ce n’est pas à
l’artiste en tant que tel de les envisager ; il lui suffit, et c’est déjà beaucoup, d’en faire "
sentir la nécessité et l’urgence.
Ingrid Bergman dons lYpîsode de Siamo Donne dirigé par Robcrto Rossellini.
29
3) Les faits quelconques intéressent pas , ne constituent pas un spectacle.
Quand ils éludent l’analyse du « fait quelconque », les cinéastes n’obéissent pas
seulement aux desiderata plus ou moins exprimés des milieux capitalistes du cinéma
et du public lui-même, mais ils succombent à une espèce de paresse, car l'analyse d’un fait
est toujours plus difficile à effectuer que l’énumération à la queue leu leu d’un fait après
l’autre. ‘En d’autres mots, c’est le problème de l’approfondissement qu’éludent les
cinéastes. (A.)
I*e vrai cinéma néo-réaliste devient tout naturellement un cinéma moins cher que
le cinéma actuel car son contenu peut être exprimé plus économiquement. La consé¬
quence la plus importante est qu’il pourra se libérer ainsi du capitalisme. En fait, tous
les arts cherchent à s’exprimer par le moyen le plus économique : plus un art est moral
et moins il implique de frais. L’immortalité sociale du cinéma vient de son prix élevé,
Le cinéma n’a pas encore trouvé sa morale, sa nécessité, sa qualité, car il coûte trop
cher, (A.)
Nous avons l’illusion, — appelez-la ainsi, si vous voulez, — qu'avec nous commence
quelque chose de tout à fait différent. En effet, l’homme qui souffre devant moi est abso¬
lument différent de l’homme qui souffrait il y a cent ans. Je dois concentrer toute mon
attention sur l’homme d’aujourd’hui. Et le bagage historique que je porte en moi, et dont
d’ailleurs je ne voudrais pas — et ne pourrais pas — me libérer brutalement, ne doit
pas m’empêcher d’être tout à mon désir d’affranchir cet homme de sa souffrance en me
.servant des moyens dont je dispose. Cet homme (c’est une de mes quelques idées fixes)
a un nom et un prénom, il fait partie de la société d'une façon qui nous concerne sans
erreur possible : je sens sa fascination, il faut que je la ressente d’une manière si
pressante, que je sois obligé de parler de lui, de lui et pas d'un personnage d’invention,
car à ce moment-là l'imagination s’interposerait entre la réalité et moi...
...Il m’est souvent arrivé d’expliquer que je n’entends nullement interdire aux
acteurs de jouer au cinéma : je dis que les acteurs doivent jouer au cinéma, mais qu’iis
n’ont pas grand’chose à faire avec le néo-réalisme. Le cinéma néo-réalisme ne demande pas
aux hommes auxquels il s’intéresse d'avoir des dons d’acteurs professionnels ; leurs aptitudes
professionnelles tiennent à leur profession même d’hommes, dont il faut leur donner la cons¬
cience la plus approfondie. Mais il est évident que cette conscience ne pourra être
créée ou renforcée qu’à travers la connaissance qu’on leur donnera d’eux-mêmes et des
autres, connaissance qu'on 22 e saurait mieux atteindre que par le cinéma néo-réaliste. (G.)
Mais alors, me dira-t-on, comment et quand intervient l’imagination ? Il s’agit
d’une imagination très particulière et d’une nouvelle méthode de l’utiliser.
Voici un exemple : une femme va chez son cordonnier acheter des souliers pour
son fils. Ces souliers coûtent 7.000 lires. La femme cherche à les payer moins cher.
La scène dure dix minutes. Il faut qûe je fasse lin film de deux heures. Comment ?
J'analyse le fait dans tous ses éléments constitutifs, ce qui vient avant, ce qui viendra
après, ce qui se passe entre temps.
La femme achète les souliers: que fait son fils pendant ce temps-là? Que se passe-t-il
dans l’Inde, qui puisse avoir un rapport avec cette paire de chaussures ?
Les souliers coûtent 7.000 lires, comment sont-elles venues entre les mains de cette
femme, quelle peine lui ont-elles coûté, que représentent-elles pour elle ?
Et le cordonnier qui marchande les chaussures, qui est-il ? Quel est le rapport qui
se crée entre ces deux êtres ? Il a aussi deux fils qui mangent, qui bavardent. Voulez-
vous entendre leur discours 9 Les voilà.
Et ainsi de suite. Il s’agit d’aller au fond des choses, de montrer les relations entre
les faits et le processus duquel naissent ces faits. Si l’on analyse de la sorte « l’achat
d’une paire de chaussures », nous voyons devant nous un monde complexe et très vaste,
riche de poids et de valeur, dans ses motifs pratiques, sociaux, économiques, psycholo¬
giques. Le banal disparait, car il n’existe pas.
Je suis contre les personnages exceptionnels, les héros, j’ai toujours éprouvé une
haine instinctive à leur égard. Je me sentais offensé par leur'présence, exclu d’un monde
en même temps que des millions d’autres êtres.
Nous sommes tous des personnages. Les héros créent des complexes d’infériorité
chez les spectateurs. Le moment est venu de dire aux spectateurs que c’est eux' les
vrais protagonistes de la vie. Le résultat sera un rappel constant de la responsabilité
et de la dignité de chaque être humain. Telle est l'ambition du néo-réalisme : fortifier tout
le monde, donner à chacun la conscience qu’il est un homme. (A.)
30
Le tenue néo-réalisme, dans son sens le plus large, implique même l'élimination
de la collaboration technico-professionnelle, y compris celle du scénariste.
Les manuels, les grammaires, les syntaxes n’ont plus aucun sens, pas plus que. n f en
ont les termes premier-plan, contrechamps, etc.,.
Chacun de nous met en scénario à sa façon. Le néo-réalisme rompt tous les schèmes,
repousse tous les dogmes. H ne peut pas y avoir de premier plan ou de contrechamp à priori .
Le sujet, l’adaptation, la réalisation ne devraient pas être trois phases distinctes d’un
même travail ; ils le sont aujourd’hui, mais c’est une anomalie.
Le scénariste et l’adaptateur devraient disparaître : il faudra en arriver à hauteur
unique, le réalisateur, qui finira ainsi par n’avoir plus rien de commun avec le metteur
en scène de théâtre.
Tout devient mobile, quelqu’un fait son film, tout est continuellement possible,
tout est plein de ces possibilités infinies, non seulement pendant les prises de vues mais
encore pendant le montage, le mixage, etc,,. (A.)
Depuis 1934 je travaille pour le cinéma italien, et je sais que j’ai contribué à détruire
quelques-uns des schèmes habituels. Si je me place parmi les quelques-uns qui croient au
néo-réalisme comme à l’un des appels les plus puissants que nous puissions adresser aux
choses, ce n’est certes pas un défaut d’imagination, car, au contraire, je dois me retenir à
deux mains pour ne pas me laisser entraîner par mon imagination. De l'imagination
au sens traditionnel, j’en ai à revendre : mais le néo-réalisme exige de nous que notre ima¬
gination s’exerce in loco, sur Factuel, car les faits ne révèlent leur force imaginative natu¬
relle que lorsqu’ils sont étudiés et approfondis. Ce n’est qu’alors qu’ils deviennent
spectacle car ils sont révélation.
Et je sais très bien que l’on peut faire des films merveilleux comme ceux de Charlie
Chaplin, et que ce ne sont pas des ouvrages néo-réalistes. Je sais très bien qu'il y a des
Américains, des Russes, des Français, et ainsi de suite, qui ont fait des chefs-d’œuvre
qui honorent l’humanité : ils n’ont certainement pas gâché la pellicule. Et Dieu sait
combien d'œuvres magistrales ils nous donneront encore, suivant leur génie, et avec des
vedettes, tournant en studio, d’après des romans. Mais les hommes du cinéma italien, pour
conserver et fouiller leur style et leur inspiration, après avoir entrouvert courageusement
les portes de la réalité, doivent maintenant, je crois, les ouvrir toutes grandes. (B.)
Antcmeîla Lualdi et Giuliano Montai do dans Cronuche di poucri amirnti
31
Luchlno Visconti,
NOTE SUR VISCONTI
par Philippe Demonsablon
Le nom de Rossellini a pu susciter des controverses, de même ses inten¬
tions ont-elles longtemps soulevé des doutes. Son oeuvre les justifiait : Desiderlo
ne laissait pas espérer Europe 51 et, comme Pdisa f Stromboli ne contenait pas
seulement le meilleur — que ces contradictions à travers une ascension inégale
dans le détail mais constante laissent voir après coup la marque d'un génie qui
s’affirme, j’en veux bien convenir.
Peut-être les admirateurs de Rossellini prendront-ils ombrage de devoir
partager cette admiration avec un tenant de Visconti : car il semblerait que
l’accord dût se faire autour de celui-ci, mais il n’en est rien. Considéré par les
uns comme un amateur surtout SQiicieux d’éblouir mais dédaigneux de son art,
critiqué par d’autres qui lui refusent tout génie créateur et ne lui laissent le
crédit que d’une imitation impuissante, pratiquement privé d’audience puis-
qu’Ossessïone n’a pas été exploité commercialement et que La Terra Tréma ,
mutilé par la distribution, a vu réduire de près de moitié sa version intégrale,
Visconti reste en proie à des controverses qui, prenant pour objet une matière
rare, traduisent au moins le choc éprouvé au contact de sa création.
Mais-si Ossessione est un chef-d'œuvre et La Terra Tréma une œuvre belle
et difficile, il est permis de s’interroger sur leur auteur. Ces quelques notes
n’ont d’autre ambition que tracer le plan d’une étude dont le développement
serait à faire.
La leçon de Visconti semble d’abord être de mise en scène, mais les pro¬
blèmes posés sont aussitôt résolus en termes de nécessité. 'La création authen¬
tique se signale à ce qu’elle invente en même temps l’expression et la signifi¬
cation ; l’intention demande une matière absolument nouvelle, même et surtout
si elle ne prétend pas modifier l’apparence du monde qu’elle s’applique à inter¬
préter, La dimension de l’œuvre ou sa durée n’y fait rien, les trois heures de
La Terra Trema r ni les quelques minutes de notes sur un fait divers. Il ne
s’agit pas d’une construction minutieuse accumulant des éléments analytiques :
par un effort d’ascèse, Visconti recrée totalement la réalité sous des apparences
intactes, lui modelant par l’intérieur un visage immanent, donnant un style à
l’inorganique ; refusant tout effacement, d’ailleurs illusoire, devant l’apparence
brute comme tout intimisme du quotidien, il lui faut obtenir une représentation
32
Ossessioite de Luchiuo Visconti (1943) •
(Clara Calamai, Juau De Lauda, Masshno Girotti).
La Terra T renia de Luchino Visconti (1948).
3
33
objective qui soit aussi la somme inépuisable de ses significations possibles mais
non exprimables. La conscience aiguë:" d'un au-delà des apparences se double
de l'intuition qu'il ne peut être appréhendé qu'à travers elles, notion d'un certain
réalisme qui ne soit pas appauvrissement mais moyen de connaissance. Dans
cette synthèse révélatrice réalisant l'identification existentielle du signe aux
significations, l'idée abstraite s’introduit dans l'image astreinte à un maximum
d’efficacité concrète, autonome, mais contenant pourtant l'idée indicible.
Que l'œuvre de Visconti ait un aspect social, il ne faut pourtant pas l'enfer¬
mer dans cette intention. Elle montre d'abord une sorte d'emprise du milieu
sur l'être, la fatalité d'un accablement, soit-il héréditaire, d'un étouffement de
la conscience individuelle, soit-il provoqué par une condition misérable ; dans
sa volonté de synthèse, elle ne pouvait séparer les personnages de leur entourage,
de leur milieu ■— non pour les décrire par là, mais bien parce que leur drame
se joue entre eux-mêmes et cette portion particulière de l'univers. S'il me fallait
la caractériser d'un seul mot, je dirais que cette œuvre apporte un nouveau sens
du tragique. Non asservis à des structures dramatiques, les personnages sont
considérés par delà les contingences de leurs actes ; mais en même temps, à
leur insu, l'en-deliors leur est refusé, l'aventure ne les appelle que pour tenter
leur désespoir ou mettre en marche leur destin. Cette fatalité interne dispensée
de préciser ses attaches, ces pouvoirs qui ne connaissent leurs limites qu'à
vouloir s'exercer, bref cette association où l'homme ne mesure sa relation au
monde que par l'écho souvent fatal de ses actes, ne sont-ils pas les prémisses
d'un dialectique de la liberté ?
Visconti n'a pas voulu ne retenir que cet aspect du débat, ni maintenir
celui-ci où Rossellini peu à peu l'a porté. Mais sa poétique, propre à saisir la
réalité aux diverses profondeurs de ses diverses acceptions, justifie d'y éveiller
de telles résonances — que Bellissima, puis Senso empêchent un jour de géné¬
raliser les jugements énoncés ici, les deux premières œuvres de Visconti n'en
demeureront pas moins, multiformes, voulues dans leurs extrêmes ramifications,
portées par une forme créatrice passionnée mais surtout de rigueur, lucide mais
a l'opposé de l'observation glacée.
Philippe Demonsablon
Anna Magnani dans Ücllissima de Luchino Visconti (1952).
34
Anna Mngnani dans Fépisode de Sùuno Donne dirigé par Luchino Visconti (1953)
Farley Granger et Alida Valli dans Senso de Luchino Visconti (1954)
fggÉ
On est impérieusement conduit pour définir de Siea au principe même de
son art qui est tendresse et amour. Ce qu'ont en tous cas de commun Miracle à
Milan , Voleurs de Bicyclettes et Umberto D . en dépit des oppositions plus appa¬
rentes que réelles, qu’il est trop facile d’énumérer, c’est l’inépuisable amitié de
l’auteur pour ses personnages. Il est significatif que dans Miracle à Milan aucun
des clochards ne soit antipathique, pas même les orgueilleux et les traîtres. Le
Judas de terrain vague qui vend les cabanes de ses camarades au vilain Mobhi,
n’inspire nullement la colère au spectateur. Il nous amuse plutôt clans ses ori¬
peaux de méchant de mélodrame qu’il porte avec une gêne maladroite : c’est un
«. bon traître » et d’ailleurs un traître inefficace. De même les nouveaux pauvres
qui gardent jusque dans leur déchéance la morgue des beaux quartiers’ne sont
qu’une \ariété particulière de cette faune humaine, ils ne sont point rejetés
pour autant de la communauté des vagabonds, même s’il leur font payer une
lire le coucher du soleil. Et ne faut-il pas aimer plus encore le coucher du soleil
pour avoir l’idée d’en faire payer le spectacle que pour accepter ce marché de
dupe. On remarquera que dans Voleurs de Bicyclettes il n’y aucun personnage
essentiel antipathique. Même pas le voleur. Quand enfin, Bruno met par
chance la main sur lui, le public serait prêt moralement à le lyncher, comme la
foule tout à l’heure manquera de le faire aux dépens de Bruno. Mais, c’est la
trouvaille géniale de cette scène de nous contraindre à ravaler notre haine à
peine formée, de nous forcer à renoncer à notre jugement comme Bruno
à sa plainte. Les seuls personnages antipathiques de Miracle à Milan sont Mobbi
et ses accolytes, mais c’est qu’au fond ils n’existent pas, qu’ils ne sont que des
symboles conventionnels. Et encore dans la mesure même où de Sica nous les
montre parfois d’un peu plus près c’est tout juste si nous ne sentons pas
31
naître à leur égard une curiosité attendrie. « Paxivres riches, dirions-nous,
les voilà bien déçus !»
Mais il est bien des façons d’aimer — jusque et y compris l’inquisition —.
Les morales et les politiques de Faniour sont menacées des pires hérésies. À ce
compte la haine est souvent plus sûre. L’amitié que de Sica dispense à ses
créatures ne leur fait point courir ces risques, elle n’a rien de captateur et
de menaçant, elle est une gentillesse courtoise et discrète, une générosité
libérale et qui n’exige rien en échange. Il ne s’y mêle jamais de pitié,
fut-ce pour le plus pauvre et le plus misérable car la pitié est une violence
faite à la dignité de celui qui en est l’objet, une prise sur sa conscience. La
tendresse de Sica est d’une qualité absolument particulière et qui résiste par
là aux généralisations morales, religieuses ou politiques, plus encore qu’elle
ne s’y prête. Les ambiguïtés de Miracle à Milan , de Voleurs de Bicyclettes et
Umberto D . ont été abondamment sollicitées dans un sens chrétien ou commu¬
niste. Tant mieux car c’est le propre des vraies paraboles d’apporter à chacun son
compte. Il ne me semble pas que de Sica et Zavattini cherchent à en dissuader
quiconque. Je n’aurais pas l’outrecuidance de soutenir que la gentillesse de Sica
vaut en soi mieux que la troisième vertu théologale ou que là conscience de
classe, niais je vois pourtant à la modestie de son propos un avantage
artistique ceriain. II en assure à la fois l’authenticité et l’universalité. Il est
moins affaire de morale que de tempérament personnel et ethnique. Une
heureuse disposition naturelle développée dans un certain climat napolitain
voilà pour l’authenticité, mais ces racines psychologiques précises trouvent à
pénétrer plus profondément dans notre conscience que les idéologies partisanes.
Paradoxalement et justement en raison de leur qualité singulière, de leur
saveur inimitable, parce qu’elles ne sont point cataloguées dans l’herbier des
moralistes et des politiciens, elles échappent à leur censure et la gentillesse
napolitaine de Sica devient par la vertu du cinéma le plus vaste message d’amour
que notre temps ait eu la bonne fortune d’écouter depuis Chaplin. A. qui
Miracle à Milan, 1950. (Scénario de Zavattini, réalisation de De Sica.)
37
douterait de son importance il ne serait besoin que de montrer l'empressement
de la critique partisane à l’entraîner dans ses camps, car quelle cause pourrait
se passer de l’amour ? Et notre époque ne tolère plus l’amour libre. Mais
chacun pouvant revendiquer avec autant de vraisemblance la propriété de
celui-ci c’est autant d’amour authentique, d’amour frais qui pénètre dans les
murs des citadelles idéologiques ou sociales. Rendons grâce à Zavattmi et
de Sica de l’ambiguïté de leurs positions et gardons-nous d’y voir une
habileté intellectuelle au pays de don Camillo, le souci négatif de donner à
chacun des gages pour obtenir tous les visas de censure, elle est au contraire une
volonté positive de poésie, une ruse d’amoureux qui s’exprime dans les méta¬
phores de son temps mais qui les choisit telles qu’elles ouvrent tous les cœurs.
Si Ton s’est perdu dans l’exégèse politique de Miracle à Milan c’est que les allé¬
gories sociales certaines de Zavattini ne sont point la dernière instance de son
symbolisme, ses symboles ne sont eux-mêmes que l’allégorie de l’amour. Les
psychanalystes nous disent que nos rêves sont tout le contraire d’un libre
jaillissement d’image. S’ils traduisent quelque désir fondamental c’est néces¬
sairement, pour franchir le « sur moi » en prenant les formes que leur imposent
un double symbolisme : général et individuel. Mais cette censure n’est pas néga¬
tive, Sans elle, sans la résistance qu’elle oppose à rimagination, le rêve
n’existerait pas. Ne peut-on considérer Miracle à Milan comme la traduction,
au niveau d’un onirisme social et à travers un symbolisme historique
contemporain, du bon cœur de Yittorio cle Sica. Ainsi s’expliquerait peut-être
ce que peut avoir de décousu et apparemment inorganique ce film étrange et
dont on comprend ma) les solutions de continuité dramatique, l’indifférence à
la logique du récit.
★
J’ai parlé d’amour, j’aurais aussi bien pu dire cle poésie ? Les deux mots
chez de Sica sont synonymes ou du moins complémentaires. La poésie n’est
que la forme active, créatrice de l’amour, sa projection sur l’univers. Si tarée,
ravagée par le désordre social que soit l’enfance de Sciuscia elle a encore le
pouvoir de transformer en rêve sa misère. Le pouvoir miraculeux de Toto
que lui a transmis sa grand’mère adoptive, c’est d’avoir gardé de l’enfance
une inépuisable capacité cle défense poétique. Le gag de Miracle à Milan
que je trouve le plus significatif est peut-être celui où l’on voit Emma
Grainmatica se précipiter vers le lait qui a débordé. Tout autre gronderait
Toto pour son manque d’initiative, épongerait le lait, mais la précipitation
de la bonne vieille n’a d’autre but que de donner à Toto la joie de transfor¬
mer la petite catastrophe en un jouet merveilleux, un ruisseau dans un
paysage à son échelle. Il n’est pas jusqu’à la table de multiplication, autre
terreur intime de l’enfance dont la bonne vieille n’ai su faire un rêve. Toto
urbaniste baptise les rues et les places 4 fois 4 font 16, 9 fois 9 font 81,
parce que ces froids symboles mathématiques sont plus beaux pour lui que
des noms mythologiques. Ici encore la comparaison avec Chariot s’impose,
lui aussi doit à l’esprit d’enfance une extraordinaire capacité de transformer
le monde pour un meilleur usage. Quand la réalité fin résiste et qu’il ne la
peut matériellement changer, il en dévie le sens. Ainsi dans La Ruée vers
FOr. des petits pains dansant ou des godillots pot-au-feu. Mais pour Chariot
toujours sur la défensive ce pouvoir de transmutation est réservé à son usage,
et tout au plus au seul bénéfice cle la femme qu’il aime. Chez Toto au
38
contraire il rayonne vers autrui; Toto ne songe pas un instant à l’usage qu’il
pourrait faire personnellement de la colombe, sa joie s’identifie à celle qu’il
répand. Quand il ne peut rien pour son prochain, il lui reste de se transfor¬
mer à son image, boiteux pour le pied-bot, petit pour le nain, aveugle pour
le borgne. La colombe n’est que le pouvoir superfétatoire de réaliser maté¬
riellement la poésie car la plupart des hommes ont besoin de complément
à leur imagination, mais Toto personnellement n’en a que faire sinon pour
le bien d’autrui.
Zavattini m’a dit : je suis comme un peintre devant un champ et qui
se demande par quel brin d’herbe commencer. De Sica est le metteur idéal
de cette profession de foi. Il y a l’art de peindre les champs comme des
rectangles de couleur. C’est aussi celui des dramaturges qui divisent le temps
de la vie en épisodes lesquels sont à l’instant vécu ce que le brin d’herbe
est au champ. Pour peindre chaque brin d’herbe il faut être le douanier
Rousseau. Au cinéma il faut avoir pour la création l’amour de De Sica.
André Bazin.
(Extrait de « "VîUotIo De Stea », d'André Bazin — Piccola
Biblioteca del Cinéma, Edition Guando.)
Umberto D t 1051.- (Scénario do Zavattini, réalisation de De Sica.)
39
PETIT JOURNAL INTIME DU CINEMA
par J/ D.-V.
Sur la demande de nombreux lecteurs nous avions institué une rubrique intitulée « Nou¬
velles du Cinéma ». Depuis quelques mois nous Fanions supprimée. Nous avions constaté en
effet que, sous la forme que nous lui avions donnée, elle était de peu d'intérêt et dépourvue de
toute efficacité . Notre parution mensuelle et les délais que nous demande notre imprimerie {la.
majorité de nos textes sont « envoyés » trois semaines avant parution) rendaient périmée voire
inexacte uns bonne partie des nouvelles publiées , Cependant de nombreux lecteurs nous ont à
nouveau signalé leur regret de cette disparition et nous-mêmes nous rendions bien compte de la
lacune qu'elle constituait. Nous tentons donc à nouveau l'expérience sous une forme nouvelle,
en tenant au jour le jour le compte des événements concernant le cinéma qui nous paraissent
dignes d'attention et, certains, de commentaires, si brefs soient-ils , Leur suite, replacée ainsi dans
un contexte temporel, y gagnera peut-être une cohérence ou du moins une valeur — toute rela¬
tive -— de récit, qui, nous F espérons, en facilitera la lecture et lui donnera quelque intérêt . Nous
pensons aussi qu'il serait bon que'le choix de ces nouvelles et leur commentaire soit propre <2
leur rédacteur et que celui-ci varie avec les numéros. En « essuyant les plâtres » de cette nou¬
velle formule, je ne prétends qu'en indiquer F orientation et toutes les suggestions des lecteurs
seront les bienvenues. A eux de dire si le titre choisi « Petit journal intime du Cinéma »
leur paraît modeste ou prétentieux. Us verront dans ce premier essai ’que la vie même des
Cahiers du Cinéma et les réactions provoquées par certains de ses articles jouent un rôle
incontestable . A eux encore de dire s'il leur paraît déplacé ou non de tenir un peu notre journal
en même temps que celui de leur muse favorite . j. d.-v.
26 Janvier. — Le froid polaire qui a sévi sur
Paris fin janvier^ début février a très défavora¬
blement influencé les recettes des salles durant
plus de deux semaines.., et du même coup la
vente des esquimaux. Nul n’est prophète en
son pays. Les films qui ont commencé leur car¬
rière à cette époque — Destinées, UEtrange
Désir de M . Bard, Histoire de Trois Amours, Les
Fruits Sauvages — n’ont pas eu de chance.
28 Janvier. — Au déjeuner interprofessionnel
mensuel il y a déjà des réactions assez vives
sur l’article de François Truffaut « Une cer¬
taine tendance du cinéma français » paru seule¬
ment depuis deux jours dans notre numéro de
Janvier. Denis Marion est contre, Claude Mau¬
riac pour... etc.
3 Février . — La commission de contrôle des
films interdit à une large majorité un court-
métrage de Jean-Claude Huysman et Jacques
Audiberti intitulé Par le trou, de la palette. La
raison invoquée —: appel à la lubricité du spec¬
tateur («fi) — me paraît de pure fantaisie.
Certes l’œuvre incriminee n’est pas un chef-
d’œuvre et le ton souvent vulgaire dù commen¬
taire s’aggrave de l’accent grasseyant avec
lequel le dit Pierre Dac. Mais il s’agit de savoir
si oui ou non Tordre public est troublé et les
bonnes mœurs en danger. Le prétendre n’échappe
pas à un certain ridicule. II semble plutôt que
l’on reproche à ce film d’avoir le même pro¬
ducteur que La Neige était sale qui tourmenta
beaucoup la commission l’année dernière.
Semblable souci ne deviàit jouer aucun rôle
dans les décisions de cette assemblée.
4, 5 et 6 Février. —journées d’études organisées
par la C. C. T. V. au siège de la société des
Auteurs avec la participation de toutes les
Sociétés d’Auteurs. Problèmes examinés : La
co-production* la censure, les rapports cinéma-
télévision. (Voir notre compte-rendu page 44).
40
7 Février. — On apprend la mort subite du
producteur André Aron qui était Factuel pré¬
sident de ]a Commission de Sélection des
films au C. N. C. Il fut, entre autres, le produc¬
teur de Drôle de Drame (1937), Route sans issue
( I 947 )» La Souricière (1949), La Belle Image (1950) .
11 Février. — Un journaliste zurichois avant
critiqué sévèrement Les Miracles n'ont lieu qu'une
fois r, s'est vu refuser ensuite l’acccs de la salle
qui l'avait présenté. Il a porté plainte, mais
le Tribunal Fédéral Fa débouté. Il paraît que
la solidarité et la puissance des exploitants est
redoutable en Suisse, D’ailleurs j’ai parlé de la
chose à un exploitant parisien : il était de l’avis
de ses confrères. Personnellement j'aime beau¬
coup le film d 3 Yves Allégrct, mais je reconnais
à mon confrère Cari Seelig le droit d’en penser
ce qu'il veut. Les Helvetes perd rai en t-i s le
goût de la liberté ? Qu’ils aillent donc méditer
un peu sur les mânes de Guillaume Tell et du
bailli dont j’ai oublié le nom. Etant un peu
Vaudois, je me sens autorisé à ce conseil (la
devise du Canton de Vaud est : Liberté et
Patrie). Qu’en per S- le zurichois Nino Frank ?
12 Février. — « Le Groupe des Trente » a
tenu une conférence de presse au Théâtre de
Babylone. On se souvient sans doute de ce
qu’est ce groupe : une réunion de producteurs,
de réalisateurs, de techniciens et d 5 amis du
court-métrage qui, sans renoncer en rien, à
la diversité de leurs goûts, de leurs opinions et
de leur conviction, se sont assemblé pour défen¬
dre le court-métrage menacé. A la suite de son
manifeste du 20 décembre, promesse formelle
lui avait été faite par M. Flaud qu’i] serait
pris avant le 20 janvier un règlement d’applica¬
tion publique rendant obligatoire dans chaque
programme de cinéma la projection d’un court-
métrage français d’au moins trois cents mètres.
Ces promesses n'ayant pas été tenues, « Le
groupe des Trente » proteste. Nous sommes de
cœur avec lui.
Inauguration du Festival de Sao Paulo dont
on a beaucoup parlé comme'devant être éblouis¬
sant et qui comme tous les antres débute dans
les plâtras et les improvisations. La. France
présente Julie lia de Marc Allegret, V Amour
d'une Femme de Jean Grémillon, Le Guérisseur
d’Yves Ciampi et Le Blé en Herbe de Claude
Autant-Lara. ' Parmi les autres : Pane , amore
et fantasia de Luigi Comçncini, La Conquête de
l'Everest , Hondo , en trois dimensions, de John Far-
rov, Comment épouser un Millionnaire de Jean Negu-
lesco, en cinémascope... etc. Dans la délégation
française : Sophie Desmaret, Blanchette Biunoy,
Eric von Stroheim, Abel Gance, Ivan Desny,
Jean de Baroncelli, France Roche, Etchika
Choureau, la ravissante Lise Bourdin, la non
moins ravissante Marie-Claude Mauriac et son
mari Claude... (d’ailleurs elles sont toutes ravis¬
santes dans cette délégation)... et puis aussi Pami
Bazin qui a renoncé à emporter son crocodile
familier... et pour diriger cette petite troupe
turbulente Onde Henri (Langlois) Dragon avec
quelques-uns de ses trésors. Vive la France, le
Brésil, la Cinémathèque et les jolies femmes.
13 Février . — Le Figaro ayant annoncé que
Robert Brcsson tournerait en juillet La Priîi -
cesse de Clèves, Jean Delannoy répond dans le
même journal qu’il a priorité, préparant lui-
même depuis dix ans, avec Jean Cocteau, une
Princesse de C lève s.
Dans Combat de ce matin un article de Jean
Pdleauticr révèle qu’à Sainte-Anne on ignore
la nymphomanie. Or le prologue de La Rage
au Corps où l’on voit un médecin expliquer la
gravite de ce « problème social » est censé se
passeè à Sa in te-Anne et la chose est identifiée
par un plan du porche de l’Hôpital. Voilà un
alibi de plus qui tombe. Cela a son importance
dans la petite histoire de la tendance soi-disant
sociale, style Compagnes de la Nuit. Il eut été
plus élégant de ne pas dégiiiser La Rage au Corps
en croisade... d’autant plus que le film n’est
pas plus mal fait qu'un autre.
14 Février , — L’U. R. S. S, a accepté de parti¬
ciper au Festival de Cannes 1954, où elle s’abs¬
tint depuis 1951. Elle enverra trois longs métrages,
deux courts métrages: et une importante délé¬
gation de vedettes.
15 Février . — Dans Le Figaro de ce jour,
Brcsson répond à Delannoy. Citons : «Je ne
sais pas ce qui vous pousse. Vous partez tout
seul, du pied gtu'he et avec des armes fausses.
II n’y aura pas de guerre et je tournerai « mon
film » cet été comme Va annoncé Le Figaro. »
Qui connaît Bresson conviendra qu’il doit être
très fâché pour élever an;i la voix.
17 Février . — La polémique Bresson-Delan-
noy continue. Ce dernier répond à son tour,
toujours dans Le Figaro. « L’affaire, dit-il,
relève du Conseil supérieur des auteurs de films
et de la Direction générale du Cinéma. » On
m'apprend en effet qu’il y a des « usages »
entre producteurs pour ne pas toucher à une
oeuvre — même du domaine public — dont
s’occupe un confrère. Mais, dix ans,., n'y a-t-il
pas prescription? L’affaire bien sûr se réglera
très au-dessus de nos têtes, mais je ne puis
m’empèchcr de penser que Delannoy a réalisé
dix filins depuis J 945 et Bresson deux (dont un
commencé en 1944). Brcsson est vraiment le
moins gênant des collègues pour les autres réali¬
sateurs. Sa lutte solitaire et opiniâtre pour
oeuvrer dans la voie rigide qu'il s'est tracé
devrait peser dans la balance.
41
iS Février* —Jean Renoir fait une conférence
extrêmement intéressante et vivante au Cinéma
Lüx sur « L’Art Français aux Etats-Unis ».
Il vient par ailleurs de terminer une pièce de
théâtre intitulée Orvet.
19 Février . — Encore une réponse de Bresson à
Deîannoy. « Je vais, je vO'is le répète , tourner mon
film de La Princesse de Glèves... » On pourra
discuter de cette affaire dans tous les sens —
et j’ai rencontré cet après-midi un réalisateur
que j’estime qui était «pour» Deîannoy —je
ne vois pas ce que l’on peut logiquement objec¬
ter, en dépit de tous les « usages » ou de tous les
arrangements, à ce que disait Bresson dans sa
lettre du 15 février : « Parce qu'une personne tient
dans ses tiroirs Inadaptation d\me œuvre qui est dans le
domaine public (Pannoncerait-elle chaque année , à la
face du mondé) elle ne peut prétendre empêcher pour
toujours une autre personne de tirer un film de cette
œuvre. Si cela était possible , toute la littérature serait
blaguée).
M. Eric Johnston, président de la Motion Pic-
ture Association of America a déclaré : « Je me
réjouis de ce que la Cour Suprême des U. S. A. ait,
dans deux cas de plus [dont celui La Ronde), mis en
échec la commission de censure du Cinéma... j'espère
proche le jour où la Cour ira plus loin et éliminera
toute censure a caractère politique des films - » Un
grand bravo h M. Johnston.
20 Février . — En annonçant le Festival de
Cannes (25 mars-9 avril). La Cinématogra¬
phie Française, parle de la sélection fran¬
çaise et dit : <( ...on parle comme favoris de Tou-
chez pas au Grisbi, de L'Affaire Mamizius, et du
Grand Jeu ». Curieux, étant donné qu’à la date
de parution de ce journal (20 février) la commis¬
sion de sélection n’avait encore vu aucun de
ces films.
23 Février . —Dans Le Figaro Littéraire du
20.février, sous le titre « Aurenche etBost ou le
masque soulevé », Claude Mauriac approuve
le fameux article de TrufFaut. Il dît par exemple.
« A un certain ton moralisateur près , que nous ne
partageons pas entièrement {on est de tendance puri¬
taine aux Cahiers du Cinéma, ef un recours de plus
en plus fréquent à une illustration qui se veut légère
camoufie celte tendance sans rien y changer), à V excep¬
tion dis-je de ce côté prêdicant, force nous est de faire
nôtres les conclusions de M. Truffant. » Truffant
décidera lui-même s’il est prédicant ou non
(l’extrême jeunesse l’est toujours un peu) mais
moi qui choisit les illustrations de ces Cahiers
et suis censé, avec Bazin, veiller à leur tendance,
j’apprends que je suis à la fois grivois et puri¬
tain. Ce n’est pas « de jeu », mon cher Claude
tu me connais trop bien. D’ailleurs entre deux
photo? de jolies filles, je choisirai toujours la
moins vêtue : goût du soleil, héritage de mon bon
maître J. G. Auriol, vice de conformation... etc.
Mais tu dis : « qui se veut légère ». Dois-je
comprendre que cette illustration ne l’est pas
réellement ? Je vais faire un effon.
25 Février . — Au déjeuner de la D. I. P., le
désormais fameux article sur Aurenche et
Bost est de nouveau sur la sellette. Il y a là le
directeur général du cinéma Jacques Flaud,
Charles Spaak, Georges Cravenne, Jacqueline
Audry, Pierre Laroche, Kast, Astruc... etc... et
la discussion va bon train. Ni Bazin, ni moi,
qui avons pourtant beaucoup réfléchi avant
de publier cette étude, aurions jamais cru que le
« boum » serait aussi sonore. Une abondante
correspondance également arrive aux Cahiers.
Dans l’ensemble elle est indignée. Il serait trop
long de répondre ici. Je signalerai pourtant à
M. Jacques Hebenstreit que le Carosse d'Or n’est
pas un film de commande et que Renoir lui-
même nous a dit qu’il en était enchanté et
qu’il y pensait depuis très longtemps. Il y a
aussi une lettre signée de façon quasi-illisible
{quelque chose comme Pierre Theff ) qui mérite
deux mots car elle est du genre injurieux. Il
y est dit « Il faudra bien un jour évoquer des his¬
toires de gros sous » ; et ceci à propos des Cahiers
accusés par ailleurs d’être « répandus aux frais
de X ». Mystère ? Or il n’y en a pas. Les Cahiers
ne sont financés par personne et vivent (mal)
uniquement de ce qu’ils rapportent (peu).
Cela est facile à vérifier. Nos « livres », comme
on dit, sont à la disposition de notre aimable
correspondant. En somme nous sommes accusés
d’être réactionnaires et calotins. Je n’aurais
jamais pensé à cela quand je me promenais en
Ï952 dam ïesrues de Moscou. Le plus amusant
c’est qu’H y a quelque temps après la publica¬
tion d’article de Sadoul, Kast, Moussinac... etc...
après notre Editorial sur l’affaire Aristarco,
après mes « Feuillets soviétiques », après nos
attaques contre la censure, nous avons reçu
des lettres indignées de lecteurs prétendant que
nous étions tous communistes et anti-cléricaux !
Le concept d’une revue « libre » semble échapper
complètement à certains de nos lecteurs.
On annonce que Fritz Lang va réaliser un
« remake » de La Bêle Humaine de Jean Renoir,
avec Gloria Grahatne dans le rôle de Simone
Simon, Glenn Ford dans celui de Jean Gabin
et Broderick Crawford dans celui de Fernand
Ledoux. 4
2 6 Février. — Louis Daquin va réaliser à
Vienne en Avril une nouvelle version de Bel
Ami de Maupassant. Adaptation et dialogues
de Wladimir Pozner et Roger Vaillant.
Howard Hughes, propriétaire d’une partie
de la R. K. O vient d’annoncer qu’il rachetait
à 6 dollars pièce toutes celles qu’on lui propo¬
serait. D’où immédiatement une forte hausse
sur les actions.
27 Février. — Truffant rencontre André
42
Michel le réalisateur de Trois Femmes sur les
Champs-Elysées.
— Que préparez-vous ?
— Un film que je tournerai en Laponie et
dont je suis en train de chercher le titre.
— Quel genre de film est-ce ?
— Quelque chose entre Tristan et Yseult et
Laurel et Hardy chef d'ilôt, .. plutôt tout de même
du côté de Tristan Je vous préviendrai quand
j’aurai trouvé un titre.
29 Février . — Myrîam, la meilleure monteuse
du cinéma français est morte. Rappelions qu’elle
signa avec Pierre Braunbcrger la remarquable
Course de taureaux.
ie f Mars. ■ — Le 31 Mars notre confrère
Georges Sadoui sfera jugé pour « injures et
diffamation de l’armée », à cause d’un article
paru dans U Humanité du 14 Février 1953 sur
le film Crève-Cœur réalisé à la gloire du bataillon
français de Corée. Le Cabinet de M. Pleven et
de M. de Chevigné qui est à Porigine de la
plainte a fait citer 22 témoins dont un lieute¬
nant-colonel, deux mutilés et une infirmière.
Nous en reparlerons. Disons simplement pour
l’instant qu’il existe théoriquement une certaine
« liberté d’expression » dans la IV e République
et qu’elle postule entre autres le droit de dire
que la réalisation d’un film sur le bataillon de
Corée est une manière de provocation et n’ajou¬
tera rien à la gloire de Parméc française.
Je m’aperçois tout d’un coup, avec quelque
retard, qu’Orson Welles est en train de tourner en
Espagne un film intitulé Mister Arkadin . Chaque
fois que Welles tourne, c’est un événement pour
beaucoup... mais aucun son de trompe, n’a
annoncé le fait. Il s'agit de l’histoire d’un
aventurier racontée par plusieurs épisodes dans
des villes différentes. Welles joue lui-même Arka-
din, entouré de Marlène Dietrich, Michael
Readgrave, Alida Valli, Akim Tamirov et Peter
Van Eyck.
3 Mars. —Voici quelques nouvelles du Cinéma
soviétique. La première co-production soviéto-
albanaise Skanderberg vient de sortir à Moscou.
Son réalisateur Serge Ioutkcvilch m’avait
parlé de ce film quand je Pavais rencontré en
1952 à Moscou. Il venait d’en tourner les exté¬
rieurs en Albanie sur les lieux même où vécut
Skanderberg, héros de la libération Albanaise
au xv e siècle. Les studios « Mosfilm » ont entre¬
pris la réalisation de : Des hommes sévères (Réali¬
sateur : A. Stolper), VEpreuve de la fidélité (I. Py-
riev), Les Vieux amis (une comédie. Réalisateur :
Kalatozov), U Ecole du Courage (V, Basse v),
L'Examen de maturité (T. Loukachevilch), Les
Joyeuses Etoiles (V. Stroïva).
5 Mars. — Orson Welles tourne maintenant
Mister Arkadin sur la côte d’azur... le film d’ail¬
leurs s’intitule maintenant The Last Witness,
8 Mars. —- Rossellini a terminé Jeanne au bûcher
d’après Claudel, avec Ingrid Bergman qui vien"
dra en juin interpréter la pièce à l’Opéra de Paris,
dans une mise en scène de son illustre mari.
9 Mars. —- Une centaine de manifestants appar¬
tenant à l’Action catholique et à l’Association
des familles catholiques de Caen ont demandé
à M. Guillou, maire de cette ville que soit inter¬
dite la projection du Blé en herbe .
10 Mars. — Faisant suite à la demande des
Associations familliales de Nice, Le préfet des
Alpes-Maritimes à recommandé aux municipa¬
lités du département de ne pas laisser projeter
les films La Rage au Corps , Avant te déluge et Au
diable la venu. Le maire de Nice a aussitôt inter¬
dit les films par arrêté.
11 Mars. —- M. René Monti, député U. R. A. S,
de la Seine a demandé à interpeller : d’une part
le secrétaire d’État chargé de l’information qui
a cru devoir interdire l’exportation d'Avant le
déluge, d’autre part le ministère de l’Intérieur
sur les conditions dans lesquelles un préfet a pu
prendre un arrêté d’interdiction avant même
toute projection publique dans son département.
13 Mars. '— La commission de sélection du
C. N. G- a choisi pour représenter la France au
Festival de Cannes : Le Grand Jeu (coproduction
franco-italienne, réalisateur germano-américain
Robert Siodmack, principale interprète italienne :
Gina Lollobrigida) ; Avant le déluge (coproduction
franco-italienne, deux interprètes italiennes dou¬
blées en français : Isa Miranda et Délia Scala),
Sang et lumières (coproduction franco-espagnole,
principale interprète féminine américaine dou¬
blée Zsa Zsa Gabor, nombreux interprètes
espagnols doublés). Dans les courts métrages ne
sont pas retenus le fascinant Astrologie de Jean
Grémillon et l’admirable François .Mauriac de
Roger Leenhardt.
13 Mars. — Dans un journal corporatif on peut
lire : « M. Bachaud recherche des mélodrames
français ou doublés même datant de plus de quinze
ans (jusqu’en 1935) à condition qu’ils soient
inédits au Canada... »
J. D.-V.
43
LES TROIS JOURNEES
de la C.C.T.V.
Les 5 et 6 Février , sur l’initiative de VAssociation Française de la critique
de Cinéma et de Télévision et de son président André Lang, les délégués officiels de
huit Sociétés d’Auteur se sont réunies au siège de la «Dramatique» pour examiner
les problèmes de la co-production , de la censure et des rapports Cinéma-Télévision .
Primitivement ce débat avait été prévu avec la participation de toutes les associa¬
tions représentant les différentes branches professionnelles et syndicales de la profession .
Pour des raisons sur lesquelles il serait trop long de s’étendre et que nous ne pou¬
vons ici que déplorer cette réunion «large» n’a pu s’effectuer . Cependant les trois
motions adoptées à l’unanimité ont été soumises aux vingt-cinq groupements qui
avaient été primitivement invités en leur proposant de les approuver ou d’indiquer leurs
amendements > Signées le 27 Février les motions ont été remises au ministère de VIndus¬
trie et du Commerce, au secrétariat à VInformation, à la direction générale du centre
National du cinéma , aux Commissions parlementaires de l’Assemblée Nationale et du
Conseil de la République puis rendues publiques par une conférence de presse en date
du 2 Mars .
Nos liens sont ici trop étroits avec la C. C. T . F, dont deux de nos rédacteurs
en chef sont respectivement trésorier et secrétaire général z pour que rions soyons à la
fois juges et parties . Nous nous permettrons cependant de féliciter André Lang de son
initiative et nous espérons en publiant ici : i° un résumé — hélas trop bref ! — de
chacun des débats et 2 0 le texte complet des motions votées, attirer l’attention de
nos lecteurs et des Pouvoirs Publics sur trois problèmes , souvent mal connus , qui
conditionnent l’existence actuelle du cinéma français aussi bien dans ses données éco¬
nomiques que dans ses perspectives artistiques .
44
JOURNEE Q'ÊYUBE DU 4 FEVRIER 1954 :
LES CO-PRODUCTIONS
A la séance du 5 février 19D4 assistaient • inouïs Ch avance, Pierre Laroche, Jean Dréville,
Jean-Paul Lo Chanoas, André Berthomicu (pour l'Association des Auteurs de Films), Jean Rieux
(pour ta Société des Auteurs, Editeurs et Compositeurs }, Francis Didelot, Etienne Gril {pour ta
Société des Gens de Lettres ), Pierre Laroche, Claude Accursi (pour ta Syndicat National des
Auteurs et des Compositeurs de musique)* Albert Pliera (pour ta Syndicat des Metteurs en scène
de Radio et de Télévision), André Lan^, André Bazin, Pierre Laroche, Georges Sadoul et
Jacques Doniol-A T aIcroze (pour VAssociation Française de la Critique de Cinéma et de Télévision).
La séance est présidée par Jean Dclannoy qui donne la parole à Pierre
Laroche pour la lecture de son rapport. Ce rapport insiste sur le fait que,
jusqu’à jmésent, les co-productions ne satisfont personne, sauf dans cexiains
cas les caissiers ; qu’elles donnent des œuvres hybrides, sans personnalité, sans
nationalité, sans âme, et parlant Pcifarant langage du doublage. Il condamne
formellement la post-synchronisation et indique le système du jumelage comme
seule solution possible au problème artistique des co-productions.
Après la lecture du rapport, le premier orateur inscrit, Roger Fernav, insiste
sur le grave danger que les films réalisés en co-production font courir aux films
de réalisation purement française et ce, par le mécanisme de la loi d’aide. Il
envisage d'abord le cas des co-productions du type franco-italien où une légis¬
lation est déjà en vigueur, et constate que les films faits clans ces conditions
bénéficient d'avantages dans les deux pays. La loi italienne étant différente de
la loi française (8 vv pour les films courants et 18 % pour les films de grande
classe — ce uniquement sur les recettes du système italien. En France 7 c /o sur
les recettes françaises, 30 % sur les recettes à l'étranger), que peut-il se pro¬
duire ? S'il n'y a pas de problème pour les films réalisés en France, il n’en est
pas de même avec les filins d'initiative italienne ; on en arrive au résultat
paradoxal que des films italiens à grand spectacle conçus pour des marchés
extérieurs, notamment américains, ne présentant pas la moindre caractéristique
française et, en outre, ne faisant pas un sou en France, bénéficient, s’ils sont
exploités en Amérique et font par exemple un milliard de recettes, de trois cents
à quatre cents millions de la loi d’aide française. Puis l’orateur envisage le cas
des pays,avec lesquels il n’y a pas d’accord de réciprocité, il signale des projets
de co-production avec l’Egypte, l'Argentine, le Brésil, etc..., et estime que le
système du jumelage serait le moindre mal. Il cite également le cas des Orgueilleux
comme un exemple sain : scénario français, réalisateur français, vedettes fran¬
çaises ; il est normal que ce film bénéficie des mêmes avantages que les films
français. Par contre, il n’en est pas de même pour le dernier film de René Clément,
Monsieur Ri pois, réalisé, hors accord, avec l’Angleterre et qui, malgré la pré¬
sence de deux comédiens français, a été enregistré en anglais et est destiné
en fait au marché anglo-saxon. Doit-il donc bénéficier de la nationalité française
et passer dans le quota français ?
Après l’intervention de itoger Fernay, la discussion s’engage. Jean D élan no y
fait remarquer que, sous des noms français, les producteurs italiens s’installent
en France, touchent les 18 % en Italie et, ici, bénéficient de la loi d’aide ; au
point de vue artistique, la pensée française est cle plus en plus éliminée au
profit de la pensée italienne ; que même quand les producteurs français ne se
font pas avancer leur part par les producteurs Italiens, ils sont tentés par la
perspective du marché américain qui les fera bénéficier de l’aide sur les recettes
étrangères. Pierre Laroche indique que 40 % des maisons de production françaises
sont des maisons italiennes déguisées, qu'en outre, les films faits en co-production
avec l'Italie subissent la censure Yaticane et que les ouvrages mis à l’index ne
peuvent être tournés. André Lang rappelle le système de surimpression sonore
qui avait été expérimenté il y a cinq ou six ans, et qui constituerait peut-être
un remède au danger du doublage. Jean-Paul Le Chanois précise que, dans son
dernier film. Le Village Magique, il a, dans la version française, des scènes
italiennes sous-titrées en français et que, dans la version italienne, ces scènes
qui pourtant avaient été enregistrées directement en italien, ont été postsynchro¬
nisées sur, ce qui est plus grave, un texte souvent très différent.
45
Des interventions suivantes de Pierre Laroche, Jean Defannoy, Roger Fernay;
Jean Néry, Etienne Gril, Jean-Paul Le Ghanois, André Lang et Jacques Enoch,
il ressort que, si le Ministre des Finances dégrevait de moitié le cinéma français,
il n'y aurait plus de problème mais que, cette détaxation étant impossible à
obtenir, les filins devenant de plus en plus chers, et inamortissables en France
seulement, la co-production demeure la seule solution, hélas I au _ détriment de
la qualité. Il faut donc aménager ce système qui est un mal nécessaire. Par
ailleurs, Jean-Paul Le Ghanois fait remarquer que le Crédit National n’a pas
joué son rôle normal cette année, 380 millions seulement ayant été utilisés. Pour¬
quoi la production française n'a-t-elle pas bénéficié des G20 millions restants ?
A 17 heures, la séance est interrompue pour permettre à Roger Fernay et
Pierre Laroche de rédiger la motion finale ; à 17 h. 30, après quelques modifi¬
cations de détail, celle-ci est approuvée à l’unanimité.
*
MOTION
Réunis le 4 février 1954 à la Société des Auteurs et Compositeurs Drama¬
tiques, 9, rue Ballu, sur l'initiative de l’Association Française de la Critique de
Cinéma et de Télévision,
Les délégués soussignés,
de l’Association des Auteurs de Films,
de l'Association des Auteurs de Télévision,
de l’Association Française de la Critique de Cinéma et de Télévision,
de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques,
de la Société des Auteurs, Editeurs et Compositeurs de Musique,
de la Société des Gens de Lettres,
du Syndicat des Metteurs en scène de Radio et de Télévision,
du Syndicat National des Auteurs et Compositeurs de Musique,
Après avoir examiné le problème des co-productions cinématographiques
internationales et ses incidences sur la production purement française,
Déclarent à F unanimité ne pouvoir souscrire au principe même de ces co¬
productions pour les deux raisons principales suivantes :
1°) Le développement incessant des co-productions — môme dans le cadre
des accords de co-productions franco-italiennes qui peuvent être considérés
comme les plus judicieusement réglementés — tend à provoquer d’une manière
inéluctable la disparition progressive de la production spécifiquement nationale*
2°) Les impératifs économiques dont on tire argument pour conclure à J a
nécessité des co-productions ne peuvent être invoqués que par suite de F insuf¬
fisance des mesures gouvernementales de soutien de la production nationale
française.
En conséquence, les représentants des organismes ci-dessus :
d) Font appel aux Pouvoirs publics pour leur demander d’instaurer d’ur¬
gence des mesures de protection analogues à celles appliquées par certains
gouvernements étrangers — notamment par le Gouvernement italien — mesures
qui devraient consister principalement en une détaxation des spectacles cinéma¬
tographiques composés de productions çurements nationales ;
Signalent en particulier que c’est grâce à ces mesures que le cinéma italien
connaît aujourd’hui une fortune grandissante alors que le cinéma français est
en proie à un malaise financier qui risque d’en traîner sa perte à brève échéance ;
Concluent enfin que de semblables mesures, sans faire disparaître les co-pro-
ductions, en supprimeraient néanmoins le danger principal, car elles permet¬
traient à la production nationale de subsister parallèlement et de poursuivre
son essor.
b) D'ores et déjà, et en attendant qu’une telle action puisse être menée, les
représentants des organismes soussignés estiment indispensables :
46
1°) Que les coproductions revêtent exclusivement la îorme d’association
de capitaux ne pouvant entraîner aucune aliénation du caractère artistique
national, qui est un élément indispensable de la qualité d’un film ;
2°) Que, dans ce but, le système de jumelage intégral (c’est-à-dire : un film
purement français correspondant à un film purement étranger) soit pratiqué,
comme étant le seul rationnel du point de vue artistique ;
3°) Qu’à défaut de jumelage total, on adopte au moins le principe de la double
version, qui peut aussi, dans certains cas, satisfaire aux préoccupations précitées ;
4°) Qu’en tout état de cause, les acteurs enregistrent toujours dans la
langue des dialogues originaux et que soit radicalement proscrit tout doublage;
5°) Qu’en cas de jumelage, les avantages accordés par la France aux films
d’initiative étrangère ne puissent jamais être supérieurs aux avantages accordés
aux films d’initiative française par le pays co-producteur ;
5° bis ) Que d’autre part, afin de garantir le travail des techniciens et des
ouvriers des studios et des laboratoires français, les films réalisés en dehors de
tout jumelage ne puissent bénéficier des avantages accordés aux films français
que sous réserve d’un équilibre qualitatif annuel entre les productions des deux
pays intéressés.
6°) Qu’en l’absence d’un accord bilatéral prévoyant le jumelage, ou de
l’établissement d’une double version, les films réalisés en co-productions ne
puissent bénéficier des avantages accordés aux films français que s r il s'agit d'un
film tourné par un réalisateur français , comportant un scénario , un découpage,
des dialogues et une partition musicale à*auteurs français et enregistrés direc¬
tement en langue française par des acteurs français .
Cette motion a été approuvée et signée par : La Fédération Nationale du Spectacle, le
Syndicat de» Techniciens de la Production Cinématographique, la Fédération Française des
Cinés-Clubs et la Fédération Centrale des Cinés-Clubs.
JOURNEE D'ETUDE DU 5 FEVRIER 1954 :
LA CENSURE
A la séance du 4 février 1054 assistaient : Jean Delannoy, Jean DrcviJlc, Pierre Laroche,
Jean-Paul Le Clianois (pour VAssociation des Auteurs de film s) , Paul Achard (pour la Société
des Auteurs et Compositeurs dramatiques) , Jacques Enoch, René Sylvîano, Jean llieuv (pour
fa Société des Auteurs, Editeurs et Compositeurs), Etienne Gril, Francis Didelot (pour la Société des
Gens de Lettres ), Roger Fcrnay, Maurice Ililéro (pour le Syndicat national des Auteurs et des
Compositeurs de musique), Albert Riêra (pour le Syndicat des Metteurs en scène de Radiodiffusion
et de Télévision ), André Lan£, Jean Néry, Pierre Laroche, Georges Sadoul et Jacques Doniol-
Yaleroze (pour 1*Association Française de* la Critique de Cinéma et de Télévision),
La séance est présidée par Francis Didelot (président du Syndicat des Ecri¬
vains) qui, après avoir lu un texte d’Emile Zola (La République et la litlérature ),
stigmatisant la censure en République, donne la parole à André Lang qui va lire
le rapport d’André Bazin. Ce rapport est constitué de quatre points précis :
1°) Présence à la Commission de Censure (arguments pour et contre cette
présence. Pour : limiter les dégâts. Contre : cautionner par notre présence une
institution que nous récusons).
2°) Censure (l’ordonnance du 3 juillet 1945 instituant la Commission de
Contrôle et précisant son rôle — respect des bonnes mœurs et de l’ordre public —
n’est pas respecté. La censure devient un organisme de contrôle gouvernemental,
chaque ministère représenté défendant les préoccupations du moment de son
ministre).
3 D ) Pré-censure (danger d’un système que l’on voudrait rendre obligatoire
et qui l’est en fait, tendant à stériliser la production au stade du scénario).
47
4 P ) Cinés-Clubs (scandale de l'arrêté du G juillet 1948, instituant un visa
pour les séances non commerciales).
Lecture est ensuite donnée d’un texte sur la liberté des théâtres et la censure,
texte obligeamment communiqué par Jean Matthyssens, délégué général de la
Société des Auteurs ; il en ressort que le décret du 2 février 1874, remettant en
vigueur la censure, n’à jamais été aboli mais qu’en fait elle ne fonctionne plus
depuis 1905.
Sur la demande d’André Bazin, Georges Sadoul rappelle que le « Théâtre
libre » d’Antoine s’inspirait du même principe que les cinés-çlubs. André Lang
donne ensuite lecture de sa lettre de démission de la Commission de Contrôle
adressée au Président Henri de Scgognc, puis précise sa position : a) il est
scandaleux que le réalisateur ne soit pas autorisé a défendre son œuvre devant
la Commission de Contrôle ; b) scandaleux également qidaucune mention ne figure
au générique indiquant qu’il y a eu coupure p d’œuvre est ainsi défigurée au
détriment de la réputation de fauteur.
La discussion s’engage alors sur le problème de la « présence ». Pierre
Laroche estime qu’elle est. intolérable. André Bazin pensé que le danger est
moindre en y demeurant, â condition toutefois d’établir une doctrine commune
aux associations représentées. Georges Sadoul est du meme avis. Sont évoquées
au passage les questions de la « discrétion » sur les délibérations de la Commis¬
sion'et-du règlement intérieur.
La discussion s’engage ensuite sur le problème du libre arbitre, c’est-à-dire
de la liberté de vote des représentants de la profession à la Commission de
Contrôle. Aux partisans du mandat impératif (toujours voter pour les films),
André Bazin objecte que, cî’un point de vue tactique, la formule de l’abstention
peut permettre à la profession, en lui évitant d’apparaître aux yeux des fonc¬
tionnaires comme un bloc monolythique, d’obtenir dans certains cas des résultats
efficaces. Il est admis par les présents que cette liberté pourrait être accordée
à la limite aux représentants de la presse, mais pas à ceux de la profession qui
ne peuvent, en aucun cas, sc poser en juges de leurs confrères. En résumé,
l’opinion commune est que, si présence il y a, il faut avant tout rappeler à la
Commission que son domaine se borne exclusivement aux bonnes mœurs et à
l’ordre public.
A propos de la pré-censure, André Bazin indique que si les arguments
matériels militent en sa faveur, elle est inadmissible sur le plan artistique,
Jean-Paul Le Chanois précise que la Commission (l’agrément constitue une censure
de plus, les financiers ayant leur mot à dire sur le sujet des films proposés à
leur examen. Cette multiplication de contrôles explique la baisse des niveaux
des scénarios et des films, qui n’est .imputable ni aux scénaristes, ni aux réali¬
sateurs. .
A propos du scandale de l’arrêté du G juillet 1948, instituant un visa pour
les séances non commerciales, André Bazin rappelle qu’il fut pris en pleine
campagne électorale pour des motifs spécifiques à cette campagne, qu’en tout
état de cause il est infâme, et qu’il faut prendre à ce sujet une position très
stricte : des films archi-classiques ont été'saisis ou interdits et toute l’activité
culturelle et indispensable des Cinés-Clubs peut â tout moment se trouvez' entravée
par ce procédé inqualifiable.
Avant d’en passer à la rédaction de la motion, Jean-Paul Le Chanois reprend
son intervention de la veille au sujet du Crédit National, et explique que
si 880 millions seulement sur lin milliard ont été versés à la production, c’est
parce que le Crédit National, à son four, joue le rôle d’une censure supplémen¬
taire, ce qui porte à quatre le nombre des contrôles dont souffre le cinéma :
pré-censure, commission d’agrément, censure et Crédit National.
La séance est interrompue pour permettre à André Bazin, André Bertliomicu,
Jean-Paul Le Chanois et André Lang d’élaborer la motion finale qui, après
quelques modifications de vocabulaire, est approuvée à l’unanimité.
MOTION
Réunis le 5 février 1954 à la Société des Auteurs et Compositeurs Drama¬
tiques, 9, rue Ballu, sur l'initiative de l'Association Française de la Critique de
Cinéma et de Télévision,
Les délégués soussignés,
de rAssociation des Auteurs de Films,
de l’Association des Auteurs de Télévision,
de T Association Française de la Critique de Cinéma et de Télévision,
de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques,
de la Société des Auteurs, Editeurs et Compositeurs de Musique,
de la Société des Gens de Lettres,
du Syndicat des Metteurs en scène de Radio et de Télévision,
du Syndicat National des Auteurs et Compositeurs de Musique,
Ayant examiné le problème posé par l’existence d’une commission dite
de contrôle des films,
Réaffirment solennellement et catégoriquement qu’ils condamnent toute cen¬
sure, quelque forme, qu’elle revête, quelque appellation qu’elle se donne»
Ils rappellent que la liberté d’expression dans tous les domaines de l’art
et de la pensée est reconnue et garantie par la Constitution et la Loi.
Ils constatent au surplus que le fonctionnement de cette commission a fait
naître à tous les échelons une cascade de censures préalables :
— pré-contrôle des scénarios,
— commission d’agrément,
— commission du Crédit National,
qui engendrent la timidité et la peur chez les producteurs et les distributeurs,
et l’inhibition des auteurs.
Dans l’état actuel des choses, ils sont résolus à agir pour limiter au maxi¬
mum les effets de ccs censures.
Ils rappellent que l’ordonnance du 3 juillet 1945 ne vise que le maintien
de l’ordre public et la sauvegarde des bonnes mœurs. Ils constatent que ces deux
modalités sont aujourd’hui dépassées et que la Commission de Contrôle devient
un. instrument de censure gouvernementale.
Ils constatent, d’autre part, que les pressions matérielles tendent à rendre
obligaioire la pré-censure qui devance en l’aggravant l’action finale de la
Commission de Contrôle.
Ils demandent instamment que soit abroge Parrêté du 6 juillet 1948, insti¬
tuant un visa pour les séances non commerciales qui frappe d’abord en fait
les projections culturelles et empêche ainsi les films non agréés d’atteindre un
public, si restreint soit-il.
En attendant la suppression effective de la censure, les soussignés déplorent
que la France n’ait pas de politique culturelle à P égard de la jeunesse, seul
domaine où les restrictions à la liberté du commerce cinématographique puissent
être envisagées.
Ils demandent enfin qu’à tout le moins aucune décision de censure relative
à des films français ne puisse être prise sans que les auteurs ne soient entendus.
Cette motion a été approuvée et signée par ; La Fédération Nationale du Spectacle, le
Syndicat des Techniciens de la Production Cinématographique, la Fédération Française des
Cinés-Clubs et la Fédération Centrale des Cinés-Clubs.
4
49
JOURNEE D'ETUDE DU 6 FEVRIER 1954
CINEMA ET TELEVISION
Ti
A la séance (lu 6 février assistaient : Louis Chavance, André Bcrthomieu, Pierre Laroche,
Jean-Paul Le Chanoîs (pour l’Association des Auteurs de Films), Jacques Chabannes, Pierre
Tchcrnia (pour VAssociation des Auteurs de T.V.), Marc-Cab (pour la Société des Auteurs et
Compositeurs dramatiques), Jacques Enoch, René Sylviano (pour îa Société des Auteurs et Compo¬
siteurs) , Etienne Gril (pour (a Société des Gens' de Lettres ), Pierre Laroche, Charles Spaak,
Maurice Hiléro (pour le Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs de musique ), René
Wilmet, Maurice Cazeneuve, Albert Riera (pour le Syndical 1 des Metteurs en scène de Radio
et de T y.), Pierre Laroche, André Lang, Jean Thcvcnot et J. Doniol-Valcroze (pour la C.C.r.V.).
La séance est présidée par Charles Spaak qui donne la parole à Jean Thévenot
pour la leçture de son rapport Celui-ci examine les raisons de la crise hol¬
lywoodienne provoquée par la télévision et met en garde contre les leçons
liâtives que Ton en pourrait tirer à propos de la situation en France. Il explique
ensuite les règles qui régissent actuellement les rapports entre le Cinéma et la
Télévision et estime que le cinéma aurait grand tort de s'en tenir à une attitude
de défense et de limiter ses relations avec la télévision à line réglementation
sur l'exploitation des films déjà existants. En effet, le cinéma n'a qu'à gagner à
une coopération plus étroite avec la télévision qui :
1°) Représente un débouché considérable pour les techniciens du cinéma ;
2°) Peut lui fournir des instruments de travail qui n'ont guère été utilisés
jusqu'ici ;
3°) Peut être le point de départ de eo-productions Cinéma-Télévision inté¬
ressantes pour les deux parties ;
4°) Par le système des bandes-annonces, peut jouer un rôle de publicité
efficace en substituant la programmation-propagande à la programmation-concur¬
rence ;
5°) La télévision des salles devant remplacer un jour la télévision des
salons, c'est-à-dire devenant distributrice de films, un système nouveau de distri¬
bution est à étudier, qui aboutira à une gigantesque industrie commune Cinéma-
Télévision.
Il conclut qu'entre le cinéma et la télévision un mariage est inéluctable, dont
on voudrait qu'il fut d'amour autant que de raison. Toutefois, il reste encore à
la télévision a être dotée d'un statut assurant son indépendance et sa liberté.
Après lecture du rapport, Albert Riera prend la parole et préconise pour
la Télévision un statut lui donnant des responsabilités et lui autorisant des
apports privés, du type par exemple de la^ Régie autonome des Etablissements
Renault. Après que Pierre Laroche eut indiqué que, depuis le 28 février,
la Télévision marocaine fonctionne avec intervention de la publicité, et après
qu'il ait été discuté des trois formes de statuts possibles (privé, d’Etat, régie),
l'unanimité se fait sur l'urgence de faire dépendre le Cinéma, la Télévision et la
Radio d'un seul ministère. André Lang propose la présidence du Conseil et
Louis Chavance l’Education Nationale ou les Beaux-Arts, dont l’esprit est plus
libéral et la formation plus artistique. L'accord se fait sur l'Education Nationale.
Louis Chavance donne lecture du paragraphe concernant la T.V. dans
la motion votée par 35 pays au dernier congrès de la Fédération Internationale
des Auteurs de Films, signalant le danger pour la T.V. de devenir le mono¬
pole de certaines organisations qui ont déjà une énorme réserve de films pour
T.V. Maurice Cazeneuve intervient longuement et de façon, très efficace pour
expliquer la situation actuelle de la T.V. de plus en plus placée devant l’obli¬
gation d'augmenter la durée de ses programmes (demain, le spectateur deman¬
dera douze heures d'émission par jour). Souffrant d'un manque de sujets, et
d'une absence de moyens, la T.V. a besoin de la collaboration du cinéma. Le
problème de l'amortissement des films à la T.V. est ensuite évoqué (innovation
américaine des programmes de T.V. payants), puis celui de la constitution d’un
répertoire et celui des droits de reproduction.
50
La séance est interrompue pour permettre à Jean Thévenot, Maurice Cazeneuve
et André Berthomieu, de mettre au point la motion finale qui est adoptée à
Tunanimitè, après discussion portant sur la façon d'énoncer le danger signalé
par Louis Chavance quant à la protection du répertoire français. La formule
suggérée par Maurice Hiléro est adoptée pour la rédaction définitive.
★
MOTION
Réunis le 6 février 1954 à la Société des Auteurs et Compositeurs Drama¬
tiques, 9, rue Ballu, sur l’initiative de l'Association Française de la Critique de
Cinéma et de Télévision,
Les délégués soussignés,
de l'Association des Auteurs de Filins,
de l'Association des Auteurs de Télévision,
de l'Association Française de la Critique de Cinéma et de Télévision,
de la Société des Auteurs, Editeurs et Compositeurs de Musique,
de la Société des Gens de Lettres,
du Syndicat des Metteurs en scène de Radio et de Télévision,
du Syndicat National des Auteurs et Compositeurs de Musique,
Constatent que les intérêts du Cinéma et de la Télévision qui, jusqu'ici,
avaient pu paraître opposés, sont, en fait, communs et appelés à se confondre
dans des structures nouvelles ;
Estiment qu'une action coordonnée du Cinéma et de la Télévision implique
d’abord que le Cinéma français, restant industrie privée, et la Radiodiffusion-
Téîévision française, devenant régie autonome, soient rattachés à une seule admi¬
nistration : le Ministère de l'Education Nationale, qui leur semble l’autorité la
mieux désignée en raison des intérêts culturels et artistiques dont elle a la
charge ;
Décident de créer un Comité permanent de coordination Cinéma-Télévision
chargé d’étudier les problèmes communs, artistiques, techniques et économiques,
notamment :
— l’exploitation des films cinématographiques à la Télévision,
— l'élaboration des films à la Télévision,
— la diffusion des spectacles, cinématographiques et autres, par la Télé¬
vision,
et, d’une façon générale,
— les possibilités offertes par les techniques nouvelles.
Ce Comité a pour mission d’assumer, en liaison avec les Sociétés d’Autcurs,
la défense du droit des auteurs sous toutes scs formes (notamment le droit d’exé¬
cution et de reproduction) ainsi que la défense du répertoire national et de la
culture française.
. Cette motion a été approuvée et signée par : La Fédération Nationale du Spectacle, le
Syndicat des Techniciens de la Production Cinématographique, la Fédération Française des
Cinés-Clubs et la Fédération Centrale des Cinés-Clubs.
51
MERCI MONSIEUR Z AV ATT I N I !
(Chronique de la F.F,C.CJ
Les Cinés-Clubs de Jeunes sont moins connus que les Cinés-Clubs d’adultes.
Le plus ancien d’entre eux date de 194G. Une grande partie du public, s’il en
connaît l’existence, voit dans leur réunions des séances peu différentes de celles
que donnent les patronages. Ces notes voudraient situer dans le cadre d’un
Ciné-Club de Jeunes un essai significatif pour tirer de Fornière habituelle un
public exclusivement compose d’adolescents.
Le Ciné-Club des Apprentis du Bâtiment et des Travaux Publics a 750 adhé¬
rents ayant de 15 à 20 ans. Ils sont apprentis ou jeunes ouvriers se destinant
à être maçons, plombiers, carreleurs, couvreurs, menuisiers, serruriers, dessi¬
nateurs, etc... Un Conseil de jeunes délégués joue un rôle très important dans
le choix des programmes, l’animation des séances/' etc... Mais venons-cn à la
dernière séance où Miracle à Milan fut projeté.
Un mois avant la séance, les délégués écrivirent à Cesare Zavattini (1). En
termes simples, non exempts de naïveté, ils demandaient au * père de Toto »
les raisons qui l’incitèrent, lui et Yittorio de Sica, à réaliser Miracle à Milan .
Huit jours avant la séance, les délégués apprirent l’arrivée de M. Zavattini
à Paris. La semaine qui s’écoula fut celle des grandes fièvres. Viendra-t-il ? Ne
viendra-t-il pas ? Coups de téléphone, pneus, questionnnaire rédigé pour le cas
où il viendrait, furent les points marquants de cette agitation,
f Heureusement, te dimanche suivant, au cours de la projection, M. Zavattini
accepta de venir. Laissant à un des deiix vice-présidents (18 ans, menuisier)
le soin de diriger la séance, le président partit avec l’autre vice-président (17 ans,
apprenti métreur) le chercher en taxi à son hôtel.
M. Zavattini, accompagné de deux amis Italiens, dont l’acteur Orfeo Tamburi,
arriva quelques instants plus tard, à temps pour entendre l’ovation qui accueillit
la fin de la projection de Miracle ù Milan. Avec bonne grâce et un grand sérieux,
M. Zavattini a bien voulu répondre et donner ainsi des précisions sur Miracle
à Milan qui ne sont pas sans intérêt.
— Que pensez-vous des Cinés-Clubs et, en particulier, des Cinés-Clubs de
Jeunes ?
— Le public des jeunes a la plus grande influence. Il faudrait qu’il y ait
dans chaque ville, au meme titre qu’une bibliothèque, un ciné-club. C’est tout
aussi important.
— Etiez-vous présent lors du tournage de Miracle à Milan ?
— J’assiste très rarement au tournage'd’un film. Je fais surtout le scénario,
mais j’assiste au montage avec le réalisateur. Je peux ainsi essayer de corriger
le film comme on corrige les fautes d’orthographe d’un texte, dans la mesure
où. on peut corriger un film.
— Comment avez-vous préparé le scénario de Miracle à Milan ?
— J’ai écrit en 1940, à l’intention du grand comique italien Toto, un scé¬
nario intitulé t « Toto il buono ». Le film ne se fit pas. J’en ai tiré lin livre en
1943. Puis, en 1948, après avoir réalisé Le Voleur de Bicyclette nous avons,
de Sica et moi, cherché un sujet de fllm v Nous avons tiré un scénario de mon
livre et c’est ainsi que se fit Miracle à Milan.
— Les acteurs du film étaient-ils connus et comment ont-ils été choisis ?
— Certains acteurs étaient connus, mais nous avons utilisé des acteurs non
professionnels, en particulier deux anciens boxeurs célèbres. Us sont dans le
film deux des principaux auxiliaires de Toto. Eux aussi sont habituellement des
gens très pauvres.
— Le film a-t-il connu le succès en Italie ?
— Les opinions étaient très partagées. Certains y ont vu une tendance de
gauche, d’autres une tendance de droite, surtoul pour la fin du film. Quand les
(1FM-. Zavattini-est Pi'êsidcrtt de la Fédération Italienne des Cinés-Clubs.
52
pauvres s'envolent, certaines personnes les ont vus partir vers le Paradis, d'autres
vers un certain pays de l'Orient., vous comprenez ? Nous aurions voulu finir
d'une autre manière (mais nous avons craint les difficultés) : les pauvres partent
mais redescendent sur terre. Ils voient : « Propriété privée, défense d’entrer. »
Ils vont à un autre endroit et voient encore : « Propriété privée »... alors ils
repartent dans le ciel vers un pays où « bonjour » veut surtout dire travail.
— Est-ce que Miracle à Milan a été un film rentable Ÿ
*— Je crois qu'ils n’ont pas perdu d’argent avec le film parce qu'il a eu beau¬
coup de succès à V étranger.
—- Pourriez-vous définir plus particulièrement le personnage de Toto ?
— Toto est surtout un personnage optimiste, très optimiste, trop peut-être..
Cependant j'attire votre attention sur un épisode du film. La police attaque le
camp et un des aides de Toto veut se battre avec un gros bâton. Toto le lui
prend et lui en donne un plus petit. Puis il se ravise et lui redonne sa première
arme. Vous voyez il est optimiste, mais il reste tout de meme réaliste.
— Que pensez-vous du principe des co-prodactions franco-italiennes ?
— Ce ne devraient pas être uniquement des solutions économiques. Elles
devraient être surtout le fruit d'une collaboration d'idées entre la France et
l’Italie. Les deux pays ont ensemble de grandes possibilités artistiques et intel¬
lectuelles. Ils reflètent en même temps ce que Ton peut attendre de l’esprit
européen. Il faut que des films soient faits ensemble car nous avons à résoudre
des problèmes sociaux semblables ? Et nous sommes en mesure de rivaliser
avec la production américaine, qui fait du cinéma pour le spectacle et non pas
pour aborder les problèmes de notre temps.
Eu cela Miracle à Milan n'est qu’un essai qui ne peut avoir de suite. Il faut
retourner au néo-réalisme qui reflète les problèmes sociaux actuels.
— Que pensez-vous des films en relief et du Cinémascope en particulier ?
—- Je n'ai pas vu le Cinémascope, niais j’ai vu des petits films en relief
avec des lunettes. C'est bon. Et je suis d’accord avec ces nouvelles techniques
dans la mesure où on les emploie pour dire quelque chose. Sinon, elles seront
inutiles et l'on fera encore du cinéma américain.
— A votre avis est-il mieux de voir un film en version originale ou en version
doublée ?
— Il n'v a pas de question, il faut voir le film en version originale, avec
au besoin de petits sous-titres. C’est le seul moyen de bien suivre la pensée de
l'auteur du film. La version doublée trahit l'auteur.
— Pourquoi travaillez-vous en ce moment avec Jacques Becker ? \
— J’ai connu Becker en Italie. Il m'a demandé de collaborer avec lui. Mais
je n'ai pas fait de scénario. Becker est un grand metteur en scène. Il est très fin
et a déjà beaucoup élaboré son scénario d ’Ali-Baba. Nous ne faisons que discuter
du sujet ensemble et je n'apporte qu'un concours modeste et rapide.
— Je voudrais cesser de répondre à vos questions un moment pour dire
toute mon amitié et la profonde admiration que j’ai pour mon ami De Sica. Je
veux l’associer à tout ce que vous avez dit de Miracle à Milan . C'est un très
grand homme de cinéma.
Je veux aussi vous dire l'émotion que je ressens ce matin. Vous ne saviez
pas que j’étais là et j'ai été très touché par vos applaudissements à la fin de la
projection de Miracle à Milan. Ils m'ont procuré une grande joie.
— Quels sont vos projets cinématographiques ?
— Je voudrais pouvoir faire un film en France pendant un séjour de trois
mois.
En ce moment, je prépare un scénario pour Blasetü : dix petites histoires-
dans le style des films Heureuse Epoque et Notre Temps qui sont aussi de Blasetti.
Je pense ensuite partir au Canada pour y préparer un film sur les Italiens,
qui émigrent.
Maurice Bourges
Secrétaire Général Adjoint
de Ja Fédération Française des Cinés-Club s de Jeunes*
.Tennifcr Jones et Cluirlton Heston clans une des scènes Anales de Jîriï?i/ Gentry de King Vidor.
LA CONJURATION
RUBY GENTRY (LA FURIE DU DESIR), film américain de King Vidor.
Scénario : Silvia Richards, adapte par Arthur Fitz-Richard. Images : Russell
Karlan. Musique ; Heinz Roemheld. Interprétation : Jennifer Jones. Charlton
Heston, Karl Malden, James Anderson, Bernard Philipps, Tom Tully, Joséphine
Hutcliinson. Production : Joseph Bernhard-King Vidor, 20th Century Fox, 1952.
Le caractère excessif des sujets est pourtant dépassait celle d’un style : les
une nécessité première pour King deux thèmes se rejoignaient, d’une pas-
Vidor, un moteur initial. On a pu sion qui détruit si on ne la laisse cons-
s’étonner de la démesure du scénario traire, et avec Ruby Gentry King Vidor,
de Beyond the forest (La Garce), admi- cette fois producteur et metteur en
rer celle de The Fountainhead (Le Re- scène, reprend le thème, l’amplifie, en
belle) : cet étonnement, cette admira- fait le motif unique, sans vouloir s’ar-
tion ne pensaient pas s’adresser au rêter à ce qu’il comporte de possibilités
réalisateur lui-même. Leur parenté de déclamation dramatique : celles-ci
54
ne constituant que l’étincelle autour de
quoi s’organise une véritable danse du
paroxysme.
Ce n’est sans doute pas la première
fois qu’un personnage accapare une
œuvre au point d’absorber les autres
et ne leur laisser d’existence qu’en fonc¬
tion de soi-même : déjà Laura, Mrs
Paradine y avaient vocation; mais elles
ne différaient des personnages habi¬
tuels que par l’ampleur, l’unicité peut-
être, non par l’essence. Quoiqu’excep-
tionneïles, elles restaient soumises à un
mode universel d’existence. Le person¬
nage de Ruby, au contraire, est insé¬
parable du mythe qui le transcende et
où il s’incarne à nouveau. Ce serait peu
d’en dire la sauvage splendeur amou¬
reusement exaltée par un réalisateur
attentif à suivre toutes les inflexions
d’un corps, à le décrire par toutes les
courbes dont il est susceptible, comme
un visage par tous ses regards, scs sou¬
rires, ses crispations mêmes et ses gri¬
maces — car une telle opération lui
confère un caractère surnaturel. Son
resplendissement physique, sa multipli¬
cité surtout, indifférente à la beauté
comme à la laideur, car elle les contient
tous les deux, entourent Ruby d’une
aura qui manifeste sa nature et rend
possibles les associations les plus fan¬
tastiques : si Ruby se fait le foyer lumi¬
neux qui la dérobe à l’homme fasciné,
si elle sursaute assez vite sous un bai¬
ser pour tuer un cerf qui s’enfuit, c’est
qu’il lui suffit en effet d’apparaître,
comme Laurcn Bacall dans The big
ÿlcep, pour que sè modifie le cours des
choses. Qu’importe si les rapports
secrets, sitôt entrevus, sont repris,
signifiés ; il en faut poursuivre jusqu’à
l’empliase le développement, l’emphase
a le privilège de les exprimer, et s’ef¬
face à les exprimer. Aucune limitation
dès lors ne peut être assignée à Ruby ;
les éléments n’en sont que les prolon¬
gements et entrent dans les mêmes
délires visuels : la mer où, plus sen¬
suelle que jamais, une voiture la porte
se faire éclabousser d’embruns, l’avant-
monde du marais où se confondent la
brume, l’eau, la boue, le feu et la mort.
Je ne crois pas que Jennifer Jones,
qui trouve ici son meilleur rôle, soit
une excellente actrice, de même que
King Yidor n’est pas un grand direc¬
teur d’acteurs : on n’attendra pas de
lui ces regards voulus au degré tarés,
ces gestes au centimètre ; mais ses per¬
sonnages existent précisément à travers
des outrances qui ne peuvent être diri¬
gées, leur richesse est liée à une cer¬
taine liberté du créateur aux acteurs
en qui il ne désire que provoquer le
déchaînement sans prétendre le con¬
trôler.
Qu’un homme répète pendant vingt
ans la même œuvre ne marque pas
pour autant ses limites ; l’on se hâtera
de in’opposcr de Mille, mais n’est-ce
pas aussi ce que. font Hawks, Fritz
Lang, King Vidor ? Un tel entêtement
appelle plutôt la considération. Si dans
un cas il marque l’absence de person¬
nalité créatrice par Rattachement, à des
recettes éprouvées de spectacle (non
nécessairement déplaisant, là n’est pas
la question), dans l’autre son excès jus-
u’à l’hyperbole traduit la persistance
’une vision personnelle préexistant à
l’œuvre comme à tout moyen de réali¬
sation, et qui veut peupler le monde
d’objets à l’image de quelque obsession
intime. On le voit bien à ce que cette
œuvre sans cesse recommencée ne
subit que peu l’influence des innova¬
tions techniques. Sans doute est-il aisé
de décélcr quelque différence de Oniy
Angels Hâve Wings à The Big S kg, de
Furg à The Big heat : elle est dans
l’enrichissement d’une substance, dans
une maîtrise toujours plus affirmée de
la matière, dans la plus grande mobi¬
lisation des éléments de l’œuvre à la
volonté d’expression : non dans l’objet
qu’une telle volonté s’est proposé
d’abord. La maturité du créateur aug*
mente les pouvoirs signifiants de l’œu¬
vre sous une apparence presque immua¬
ble, l’engage sur la voie du classicisme.
Le cas de King Vidor est à vrai dire
intermédiaire : d’abord parce que s’il
est exact de parler d’une vision dans
son œuvre, le spectacle n’y est pas abso¬
lument indifférent ; ensuite et consé¬
quemment parce que son enrichisse¬
ment s’est accompli davantage dans le
sens de l’expression et moins dans le
sens de la substance. King Vidor se
caractérise moins par une. « Weltan-
schauung » que par une ivresse de
visualisation avide de se satisfaire, King
Vidor est d’abord un lyrique,, comme
Eiseustein et surtout comme de Santis.
Sa vision n’est pas une intuition des
rapports de l’homme au monde ou des
êtres entre eux ; mais, puisant son ali¬
ment dans l'immédiat, elle l’assimile, le
transpose dès qu’elle résonne à ses
puissances latentes de visualisation.
Son œuvre se fonde sur une exaltation
permanente. On peut douter qu’un tel
grossissement soit profitable ; l’invi-
55
sible ne va-t-il pas s’y refuser, et le
lyrisme se priver ainsi cle prolonge¬
ments métaphysiques directs ? Mais
qu’il atteigne l'affirmation véhémente,
et il plonge ses racines dans les puis¬
sances magiques de l’art qui devient
conjuration, mise en demeure de 1*in¬
visible provoqué, sommé de se mani¬
fester ; alors surgissent une ménadc
en jambières noires dressée dans lés
rizières, une Moiher Gin Sling parmi
ses dragons de papier et ses cages à
filles, une Puby Gentry sinueuse, l’œil
étincelant, la lèvre retroussée, prête à
bondir et à mordre.
Philippe Démonsablon *
QUI NAQUIT A NEWGATE...
LA VIE DE O’HARU, FEMME GALANTE, film japonais de Kenji Mizogugiii.
Scénario : Yoshitaka Yod a* d’après le roman de Saikaku Ibara : « Koslioku
Ichidai Onna «. Images ; Yoshimi Hirano. Musique : Ichiro Saito. Décors :
Hiroshi Mizutani, Interprétation : Kinuyo Tanaka (dans le rôle de OTiaru),
Ichiro Sugai, Tsukie Mats aura, Toshi Mifune, Mazao Shimizu, Production : Sliiii
Toho Kabusliiki Ivaisha, 1952.
Comment la fille d’un samouraï
encourut la disgrâce en aimant au-
dessous de sa condition et fut envoyée
en exil avec, sa famille ; comment elle
fut achetée par un seigneur pour mettre
au monde le fils que ne pouvait lui
donner sa femme ; comment elle se vit
arracher son enfant et comment, s’at¬
tachant trop au seigneur, elle fut ren¬
voyée à ses parents qui la vendirent
au quartier des courtisanes ; comment,
rachetée, elle fut placée chez un mar¬
chand, tombant en butte à la jalousie
de la femme, à la convoitise de l’homme
une fois découverte sa condition pas¬
sée ; comment elle se vengea ; com¬
ment, sitôt mariée, elle perdit son jeune
mari assassiné (1) ; comment elle dé¬
cida d’entrer en religion mais, compro¬
mise par le marchand, fut chassée du
temple ; comment s’enfuyant avec un
voleur elle sc retrouva seule à nou¬
veau (2) ; comment elle devint men¬
diante, puis prostituée, et fut recueillie
par son fils que pourtant elle n’eut le
droit de voir que de loin, et une seule
fois ; comment ensuite elle s’enfuit,
usant ses jours à mendier : telle est,
fidèlement transcrite, la trame de celte
Vie de O’Harti , et je ne l’ai pas relatée
pour la moquer en l’enfermant dans
quelque schéma simplifié ; j’ai voulu
d’abord indiquer le charme à la fois
linéaire et sinueux d’une structure qui
ne tarde pas à susciter le désir de
gagner la familiarité de l’œuvre et, une
fois gagnée, en récompense la fréquen¬
tation.
Dans l’ignorance presque totale où
nous sommes en France de* la produc¬
tion japonaise, dans l’impossibilité "de
démêler des tendances, des courants,
des influences dans un cinéma national
dont les rares œuvres vues à l'occasion
des présentations de la Cinémathèque
apparaissent toujours d’une exception¬
nelle qualité, mais à qui il est peu pro¬
bable cependant que l’Europe veuille
un jour ouvrir son marché, se privant
ainsi de quelques chefs-d’œuvre qui
pourraient exercer une iniluence sti¬
mula nie par leurs conceptions origi¬
nales et vivifiantes des problèmes de
plastique et de mise en scène : bref,
dans un état de fait qui empêche de
saisir dans sa généralité le phénomène
du cinéma japonais et de situer ses
œuvres, il ne peut non plus être fait
de celles-ci de critique autre que par¬
tielle, privée de toute référence, con¬
trainte d’ignorer la personnalité des
auteurs et leurs préoccupations, de
renoncer à la recherche passionnante
des liens qui unissent l’homme à sa
création.
Mais la substance du récit de La Vie
de O'H ara nous préserve de nous éga¬
rer dans les labyrinthes du dépayse¬
ment. Déjà, la singularité des aven¬
tures abolit l’irritant et vain propos de
reconstituer la société que refléterait
l’œuvre ; elle prend à son compte ce
qui, dans quelque existence moins sur¬
prenante, retiendrait l’attention à
l’égard d’une société plus proche de la
nôtre (heureuse indifférence : car le
(1) Je parle de la version intégrale telle que Ta présentée la Cinémathèque. La version qui
passe au Cinéma d’Essai est amputée de cet épisode délicat et frais,
(2) Même remarque ; Pépisode est plus bref.
57
La vie de O'liam, femme galante,
de Kcnji Mizoguchi.
collectif,, bien sûr, reste toujours parti¬
culier ; ^individuel seul est universel).
Si sa construction lui acquiert notre
sympathie avant que l'exotisme n’ait
pu jouer de notre désorienternent, c’est
que nous n'avons pas l’embarras de lui
chercher un nom : nous connaissions
bien cet univers de O’Haru, l’univers
du roman picaresque. Le personnage
central n’a d’autre distinction que réu¬
nir en lui une suite d’aventures extra¬
ordinaires, mais rien clans sa vie ne
sc noue, ni ne se dénoue. Chacune de
ces aventures uniques suffirait à emplir
une vie, mais la cristallisation n’a le
temps de se faire autour d’aucune,
aucune ne jette sur l’ensemble un éclai¬
rage privilégié, ne le marque d’un sens
qui l’infléchirait. Leur réunion en un
même personnage ôte à chacune son
caractère de fatalité singulière : comme
si le cours de la vie, dont l’arbitraire
ïes assembla, les emportait, l’une après
l’autre, irrésistiblement, tandis qu’un
visage peu à peu se flétrit, qu’une voix
lentement se casse. En dépit de la pré¬
sence de l’image, une telle succession
ôte tout tragique à la narration d’aven¬
tures assez proches de celles que connut
cette Moll Flanders « qui naquit à
Ncwgate et au cours d*une vie incessam -
ment variée qui dura soixante ans sans
compter son enfance , fut mariée cinq
fois ( dont une à son propre frère), dix
ans prostituée , douze ans voleuse , et
déportée en Virginie où elle connut la
prospérité et mourut repentie . »
Si l’on tente d’analyser les ressorts
de l’œuvre pour déterminer à quelle
part de nous-mêmes elle s’adresse, si
l’on cherche ce qu’elle sollicite en nous,
on constate (avec surprise en pensant
à l’énoncé de la fable) que l’émotion
n’y a aucune part : le roman pica¬
resque ne rejoint-il pas le conte phi¬
losophique, et Voltaire le savait hien ;
il n’y a entre eux que l’épaisseur d’une
intention, non avouée ici, et là concer¬
tée. Mais l’aventure appelle la réflexion,
non la compassion ; aucune n’étant
fatale, l’accumulation attendue et pré¬
vue des vicissitudes réalise une sorte
de statistique où s’établit une solide
confiance dans leur fil conducteur :
la vie. Il est caractéristique que le récit,
pris à sa fin et par conséquent situé au
passé, n’imprime pour autant aucun
caractère tragique à l’enchaînement des
épisodes. Le héros du roman pica¬
resque ne se sent l’objet d’aucune fata¬
lité : essentiellement absurde, il ne vit
que dans la succession de l'extraordi¬
naire. 1 Mais il n’en prend pas conscience
et jamais ne s’assume, il ne peut être
tragique ; et l’auteur ne désire pas faire
de nous cette conscience dont il a privé
le héros : à nous aussi il commet le
rôle de Sisyphe, au fond indifférents
aux virtualités émotionnelles, avant tout
curieux de mouvement immédiat,
curieux, d’éventualités nouvelles sur un
itinéraire où Pon n’en attend pins.
On aura compris la difficulté du
genre, et qu’il exige beaucoup de
rigueur : il nous tient éloignés des
êtres où il refuse de nous laisser péné¬
trer, mais veut nous en faire partager
toute l’existence ; il accumule les plus
grands malheurs et s’interdit de nous
émouvoir, multiplie lés aventures
incroyables et nie qu’elles soient fan¬
tastiques. Je ne me dissimule pas qu’il
-y ait quelque imposture à-un tel pro¬
pos : puisqu’il ne prétend pas offrir
de l’homme un visage donné pour véri¬
table, puisqu’il en refuse Tin Ven Üon,
puisqu’il implique une convention 1 réci¬
proque de l’auteur au spectateur, quel¬
que jeu qui veut qu’on s’v prête
58
d’abord. Mais il est intéressant (le voir
comment l’imposture est acceptée, et je
remarque la cohérence de l’œuvre à
ce qu’elle y parvient avec les moyens
qu’elle s’est donnes et selon sa propre
inclination : s'abstenant de pénétration,
éludant la révélation, elle demande à
la prolifération de l'immédiat ; enten¬
dant borner toute échappée vers le fan¬
tastique, elle recourt à un traitement
réaliste du contenu objectif.
Mais s’il convenait d’assigner à La
Vie de O'Haru . les références roma¬
nesques qu’appelait sa structure, et de
la placer dans les perspectives d’un
genre littéraire bien déterminé, c’est à
un style de mise en scène que je viens
de faire allusion, c’est de lui seul que
j’entends parler — style dont la sou¬
plesse apparaît en meme temps que la
nécessité, et qui ne se veut pas illustra¬
tion mais s’impose par des solutions de
mise en scène. La prolifération de l'im¬
médiat rejaillit dans une observation
multiple et précise qui possède et la
faculté de raccourci et le don de syn¬
thèse : le foisonnement ne cesse d’y
être clair. Nul éparpillement malgré les
nombreux personnages que suscite
autour d’elle O’Iiaru et dont chacun se
trouve dans de courtes scènes porté à
un maximum d’expression ; le détail
ne prétend pas résumer, symboliser,
mais rassemble, concentre et finalement
emporte. L’économie des moyens se
signale par l’emploi systématique du
dan long qui intègre la durée, accroît
e relief temporel des scènes et donne
leur importance aux mouvements dé
caméra : mouvements sans mystère,
mais dont le dynamisme prolonge le
mouvement interne de l’action, le mou¬
vement des personnages provoquant le
mouvement de la caméra qui le relaie.
Dans une remarquable adéquation, cha¬
que épisode trouve' ainsi son rythme
sans se confondre en un mécanisme
arbitraire ; le réalisateur a su décou¬
vrir le rythme de l’empressement
comme du calme, du dénuement comme
de la hâte, de l’opiniâtreté comme de
la délicatesse, et c’est a chaque fois
une invention dans l’exploration du
décor ou son utilisation, dans le peu¬
plement du champ que n’arrête aucune
convention de composition, aucun souci
de cadrage (ainsi les cadrages s’éti¬
rent-ils en largeur au gré du mouve¬
ment, ou se resserrent au contraire en
une portion restreinte du champ). Le
mouvement des scènes, leur expression,
se voient sacrifier les commodités d’un
récit, les clauses d’un langage.
Si Ton convient d’appeler réaliste
La vie de O’Haru , femme galante , de Kcuji Mizoguchi.
Si la poésie de Fimage apparaît à
chaque instant, on sent bien qu’elle est
une expression aussi naturelle de la
vision que la noblesse du geste est
l’expression naturelle des sentiments
des acteurs. D’ailleurs, l’une éclaire
l'autre ; les acteurs ne sauraient réduire
les sentiments à une mimique immé¬
diate : cela demande plus de soin, et
par un art extrême que la pudeur
masque mais qui suit des lois strictes
encore que compliquées, ils s’emploient
à modifier autour d’eux l’atmosphère,
l’accordant à un sentiment qui, peut-
être, préférera encore n’y point éclore.
De même Fimage, restant en-deçà du
foisonnement du récit, en exprime-t-elle
un sens second, d’autant plus saisissant
qu’il ne déploie nulle instance à requé¬
rir l’attention, mais trace des rapports,
ajoute des accents, sème l’irréel dans
le réel, l’étrange dans le drame ou la
comédie, et débouche à tout instant
sur un fantastique qu’on ne voulait pas
évoquer, mais qui est aussi le propre
des choses, et donné pour tel : La Vie
de O’Harti prépare à recevoir le récit
des merveilleuses aventures de la prin¬
cesse 'Wakasa, et fait attendre avec
impatience ces Coules de la Lune vague
que réalisa également Mizoguchi.
Philippe Demonsablon
' ★
Livres et Revues de Cinéma italiens
IL CINEMA ITALIANO, par Carlo Lizzani (Editions Parenti, à Florence).
Ce livre n’est pas une histoire méthodique : pas d’information détaillée, pas
de chronologies rigoureuses (il est vrai qu’il s’accompagne d’une filmographie
nombreuse, établie par L. Paciscôpi et G. Signorini), et l’analyse des structures
et des formes est à peine esquissée. Il se présente plutôt comme un essai d’un
caractère généralement sociologique, — le cinéma vu en fonction de l’histoire
du pays. Le passé de la production italienne, — des origines, sommairement
décrites, aux succès mondiaux d’avant 1914 et à la crise des années 23, puis
le développement en vase clos durant la période fasciste, — n’est évoqué qu’en
ses grandes lignes, en tant que prémisse, « antefatto * de l’épanouissement
actuel. En d’autres mots, Lizzani rejoint la plupart de nos critiques, qui font
dater de 1945 la présence réelle du cinéma italien. C’est une prise de position
que contredit par exemple l’Exposition de la Cinémathèque.
L’étude est consciencieuse, généreuse, sans doute influencée par la consi¬
dération mai'xiste du phénomène, si à la mode parmi la jeune (et la meilleure)
critique de la Péninsule, mais, toute politique mise à part, le cinéma, mieux
que les autres expressions artistiques, se prête à cette sorte d’analyse. On regrette
seulement chez ces écrivains un jansénisme de la forme qui est excessif, car,
après tout, un livre est un livre et il faut qu’il se fasse lire.
De même que maints critiques (tels Santis, Lattuada, etc...), Carlo Lizzani a
fini par mettre lui-même les mains à la pâte : son Schtung banditi, en 1951, a
été le premier et beau témoignage de son talent, suivi, ces temps-ci, par Aux:
bords de la grande ville . Nous sommes parfois désorientés par ce qu’a de
Fart qui s’abstient de toute sollicitation
extérieure à son objet, qui laisse les
choses se présenter cFelles-mêmes sans
que la pensée y intervienne autrement
qu’à effacer son empreinte et donner
plus d’efficacité aux objets qu’elle pro¬
pose, la mise en scène de La Vie de
Q’Haru apparaît donc résolument réa¬
liste. Mais la simplicité exige le plus
d'art et cette oeuvre réussit le para¬
doxe d’être dépouillée sons F accumu¬
lation de matière, raffinée sous la tru¬
culence, et de se soucier peu que ce
dépouillement, ce raffinement soient
remarqués. Gomme les cadrages se
soumettent d'abord aux lois du mou¬
vement, et non à la plastique, dont la
rigueur pourtant reste étonnante, ainsi
la beauté des images passe-t-elle ina¬
perçue. Nulle enflure baroque, nulle
intention ne vient s’introduire dans
l’image qui ne veut nous toucher que
par sa substance même : ni comique,
ni fantastique, ni poétique, mais par¬
ticipant le plus souvent de ces caté¬
gories, se refusant à tout classement
univoque. Ce caractère moderne, très
direct et infiniment complexe, est ce
qui frappe le plus dans La Vie de
O’/Zaru, œuvre très supérieure à Rasho-
mon r car un tel résultat ne peut être
acquis que grâce à un sens plastique
consommé que seuls quelques-uns,
comme Murnau, ont possédé.
60
La Paltufjliui Pcrduta de Piero Nelli (1953).
fumeux, par moments, la littérature cinématographique italienne, mais nous
devons reconnaître que la ferveur dont elle s’accompagne est un meilleur Gradus
ad Parnassnm que notre propre goût de la discussion esthétique.
IL WESTERN MAGGIORENNE, textes recueillis par Tullio Iyezicii (Edit.
Ziziotti, à Trieste).
Si nous en croyons le titre de ce recueil d'études ,1e « western » atteint sa
majorité, — il l’atteint bien tard, puisque The Great Train Uobhery date de 1903..,
Entendons que ce genre de films commence à avoir, une tradition si copieuse,
qu’il est possible de lui rendre un hommage -réfléchi, ce à quoi s’emploient les
textes passionnés et souvent passionnants rassemblés ici par le rédacteur en
chef de Cinéma Nuovo. Parmi les pages les-plus curieuses, celles où Renzo Renzi
retrouve l'influence directe des western chez le Pietro Germi d'An nom de la loi
et du Chemin de l’Espoir, celles où Kerich lui-même étudie l’œuvre de John Ford
en fonction^ du Far West, et encore les essais de Guido Àristarco, d’Antonio
Chiattone (spécialiste iessinois, auteur d’un livre sur ce sujet), et le panorama
historique de Donald Wayne. Il faut admirer la connaissance (et la mémoire)
qu’ont cette poignée d’amateurs d’un genre de films auquel les anciens que
nous sommes vouaient leur admiration, mais non leurs fiches. Les jeunes, en
fin de compte, ont toujours raison contre les vieux.
IL CINEMA PER RAGAZZI A LA SUA STORIÀ, 1 par Mario Verdone (Cahiers
de la Rivista del Cinematografo).
Bien qu’édité par un périodique rigoureusement confessionnel, cette étude
de Mario Verdone, complète et parfaitement documentée comme tout ce qui
vient de cet écrivain, demeure tout à fait objective. On a dit que l’àge moyen
du spectateur de cinéma était à peu de chose près celui de l’adolescence :
pourtant, une grande partie des films que consomment habituellement les salles
sont déjiourvus d’intérêt pour les enfants, qui ont un goût plus exigeant que le
spectateur ordinaire... De Méliès à Grimault, à Trnka, à Mary Field, aux spécia¬
listes Scandinaves, Verdone décrit ce qui s’est fait de meilleurs à l’intention des
petits (et grands) enfants.
VITTORÏO DE SICA, par André Bazin ; ROBERTO ROSSELLINI, par
Massimo-Mida (Edit. Gu and a, à Parme).
Dans une charmàhte « Petite bibliothèque du Cinéma », ou ont déjà paru
6 \
un Clouzot et un Flaherty, voici deux Italiens parmi les 2 ^us notables : étude,
courte biographie et une filmographie détaillée.
A Fessai de Bazin; on a reproché qu'il ne considère que les films réalisés
par Sica depuis la Libération. La densité et la rigueur de F étude neutralisent
ce défaut, qui n’en est pas un : aurait-il connu F oses écarlates , Madeleine,
Zéro de conduite, Teresa Venerdi, Un Garibaldien au couvent , je doute que Bazin
eût renoncé à porter principalement son attention sur les Films d’après la guerre.
Non que ces anciens ouvrages soient indifférents : mais l’intérêt du critique
se concentre sur l’œuvre de Sica fécondée par l’inspiration de Zavattini, et, à
cet égard, seuls Les Enfants nous regardent eussent pu compléter sa documen¬
tation. Comine toujours dans les textes de Bazin, on cueille au passage des
formules assez frappantes («Au « temps perdu et retrouvé » de Proust , corres¬
pond le « temps découvert de Zavattini : ce dernier est t dans le cinéma contem¬
porain , quelque chose comme le Proust du présent de Vindicatif »)
Plus linéaire, et quelque peu polémique, est le Rossellini de Mida. Tout en
soulignant le poids d’un ouvrage tel que celui que Rossellini a consacré à
François d’As sise, le critiquet met au relief la contradiction foncière qui carac¬
térise désormais la carrière de Fillustre improvisateur italien, qui, renonçant à
réagir sentimentalement comme dans ses premiers grands films, sc^ mêle de
penser, ce qui ne lui convient guère. > >y
RIVISTA DEL CINEMA ITALIANO (Edit. Bocca, à Rome et à Milan).
Fondée et dirigée par Luigi Chiarini, cette revue, en l’espace d’un an, s’est
imposée comme la meilleure des publications italiennes sur le cinéma, prenant
ainsi la suite du glorieux Bianco e Nero (ancienne série), qu’animait également
Chiarini. Elle compte désormais parmi les rares périodiques d’intérêt interna^
iional qu’inspire l’art des films. Dans les derniers numéros, quelques textes de
qualité : (8) un essai d’Enrico FulcKignoni sur la Psychologie du comique et
une courte étude de Vito Pandolfi sur le cinéma dit populaire ; (9) une analyse
assez importante de l’œuvre de Jean Yigo par Corrado Terzi, G. C. Pozzi et
Glanco Yiazzi ; un numéro double (10-11) sur les rapports entre cinéma et édu¬
cation, d’une densité remarquable ; (12) un autre numéro extrêmement divers,
où l’on rencontre, entre autres,* une étude de Pio Baldelli sur les textes de scéna¬
rios récents, une discussion entre Hans Richter et À. G. Bragoglia sur les films
d’avant-garde de jadis, et, à propos de quelques ouvrages récents (Le cinéma
a 7 t-il une âme ? Sept ans de cinéma français, etc...), un essai de V. Stella sur
La spiritualité du Cinéma français .
A signaler encore, dans le dernier numéro (II, 1954), le texte des diffé¬
rents états du scénario d’Umberto D.
Nino Frank
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